En décembre 2022, j’ai fini ma thèse. Pendant les cinq ans et demi qu’a duré le doctorat, je me suis de plus en plus éloignée de l’idée d’une carrière académique. L’insertion dans ce monde-là me paraissant dépendre d’un tas de paramètres si incertains, en matière de niveau, de réseau et d’opportunités, que mon cerveau en mal de certitudes ne pouvait en aucun cas compter dessus.
Le concours de maitre·sse de conférence ressemble plus à une pêche à la ligne perpétuellement infructueuse qu’à autre chose. Il faut envoyer annuellement des dossiers de candidatures dans différentes universités, puis attendre qu’un jury morde à l’hameçon et vous convoque pour une audition. Il faut répéter l’exercice jusqu’à arriver premier·e. En sociologie, le nombre de poste ouverts chaque année est ridicule en plus d’être en chute libre, la concurrence, déchainée. On peut procéder comme ça tous les ans jusqu’à ce que ça marche ou jusqu’à abandonner. En moyenne, ça met quatre ou cinq ans, mais ça peut monter jusqu’à dix.
À la place, je pensais à différents plans B. La thèse portait sur l’action publique, je pouvais tout aussi bien passer du côté de la pratique. Quand bien même c’était le rêve de ce métier qui m’avait dirigée vers la recherche, je n’étais plus sûre de tenter ma chance.
La place qu’ont continué de prendre la musique, et l’écriture sur la musique, pendant ces années me confortaient dans l’idée que même en cas de voie professionnelle moins exaltante, j’aurais toujours ce deuxième pendant de la vie pour exister et respirer.
Et puis les choses se sont déplacées. Au début de l’année 2023, après avoir soutenu, des contrats courts et des projets collectifs ont permis une stabilisation précaire dans cette séquence qui me terrorisait pendant tout le doctorat : l’après. Je me retrouvais subitement dans des conditions adéquates - avec un dossier « jeune » mais défendable et un entourage professionnel encourageant - pour tenter les candidatures à des postes.
Et bizarrement, quand le virage s’est enclenché, j’ai eu un réflexe de protection de mes activités extra-scolaires. Alors que les choses avançaient professionnellement, je me retrouvais à vouloir m’accrocher à l’informel, à tout ce qui est lié à la musique, l’écriture et Internet. Comme par peur que ça m’échappe malgré moi.
Un an et demi après, j’éprouve effectivement la difficulté de cette articulation. Depuis ce tournant, j’expérimente une dimension du métier qui consiste à jongler avec une panoplie de tâches, souvent auto-administrées. C’est le côté fantastique et complètement pervers du truc : personne ne vous oblige à écrire un article ou à participer à une enquête collective, il n’y a ni client à satisfaire, ni manager derrière votre épaule, pas la moindre contrainte de subordination. Sauf que c’est aussi le seul moyen de persister dans le champ et de construire une expérience qui finira peut-être par être convaincante. Le choix n’est qu’apparent.
Au jour le jour, ça ressemble à un mille-feuille d’obligations entremêlés, un écheveau qu’on ne sait pas dénouer alors même qu’on s’est mis là-dedans tout seul. C’est toujours la course, l’impression de démarrer la semaine comme on attaque un sprint, de s’écrouler tous les soirs pour recommencer le lendemain.
J’en viens à regretter l’immobilité des années Covid, les deux ans passés coupée de tout, à plancher tous les jours sur le manuscrit de la thèse, bricolant un petit ajout quotidien à ce qui me semblait être une immense tapisserie. Je ne revivrais cette période pour rien au monde mais j’ai trouvé un confort démentiel dans la mono-tâche, l’absence totale de sollicitation et le temps qu’il reste quand on consacre quatre ou cinq heures par jour à son travail alors que le reste est sur pause. Forcément, la vie créative avait de la place dans ce cadre-là.
En avril-mai, à la faveur d’une période clémente, j’ai eu le temps de replonger dans la musique, de lire, d’écouter et de creuser dans de nouvelles directions. Ça faisait un certain temps que ça n’était pas arrivé. Après un orteil trempé dans le cloud rap suédois, j’ai poursuivi sur ma lancée et me suis procuré L’enfer sur terre. Une décennie de rap-fiction, de Mohamed Magassa et Nicolas Peillon, qui cartographie le rap américain des années 2010. Et quel choc mon dieu. C’est simple, je n’ai jamais lu quiconque écrire comme ça sur la musique. Faire aussi prenant, poétique, politique, pondre un putain de page-turner même pour la lectrice qui connaît quatre artistes sur soixante-dix, c’est exceptionnel.
Les analyses des auteurs permettent de distinguer à quel point le rap d’Austin n’est pas celui de Chicago qui se distingue lui-même de celui de la baie de San Francisco. J’allais écouter au fil de ma lecture les morceaux évoqués, j’ai enregistré une dizaine d’albums sur Spotify, j’étais tourneboulée. C’était une grande vague de lumière.
Quand ils ont parlé de I Don’t Like de Chief Keef comme du Hell On Earth (de Mobb Deep) des années 2010, je me suis jetée dessus. Le morceau est extrait de l’album Finally Rich, sorti en 2012, quand Chief Keef avait 17 ans. C’est un album qui ressemble beaucoup au rap que j’écoutais avant d’avoir 20 ans (après j’ai arrêté), ce qui n’est pas étonnant puisqu’il est sorti à la même époque. Épique, belliqueux et parfaitement rebondissant, chaque titre de Finally Rich est un diamant noir. Je pourrais écouter Hallelujah 500 fois.
À ce moment-là, il n’y a pas que le rap. J’épluche d’anciens numéros d’Audimat et certains textes m’emmènent dans des directions qui, sans être à mon goût (musicalement) sont passionnantes esthétiquement. C’est le cas du texte de Julie Ackermann sur l’hyperpop (elle sort actuellement un bouquin sur le sujet) et celui de Valentin Grimaud sur la voix de sifflet dans la pop mainstream, qui est prodigieux1.
Mais cette période de soif parfaitement rassasiée a été tuée dans l’œuf. Parce que les candidatures ont fini par payer, j’ai été convoquée à deux auditions, avec 15 jours chrono pour découvrir l’ampleur de la tâche et s’y préparer. Au final, pas de poste bien sûr mais des classements pas mauvais. J’étais contente. (J’ai aussi une meilleure connaissance des espaces institutionnels dans lesquels il est possible de travailler comme chercheuse - ou plutôt « chargée d’études ». Je ne les exclue pas.)
Lors de ces semaines contre la montre, ce que je déteste le plus dans les périodes chargées est réapparu. L’impression d’horizon qui se resserre, de ne plus voir que devant soi, comme si des œillères m’encerclaient le front. Tout le reste disparaît, je n’ai plus l’occasion de me demander ce qui pourrait rendre cette journée ou cette semaine agréable et excitante. La première chose qui est rayée de la carte, ce sont les potentialités de sorties. Les concerts, ça fatigue, ça fait se coucher tard, ça saute (ne parlons même pas des clubs). Découvrir de la musique, écrire pour le plaisir, faire des mix ou mater des séries : à la trappe. Il n’y a que la vie familiale et amicale à laquelle je m’accroche. Si c’était une fois dans l’année ce genre de période, ça irait, mais dans les faits, c’est plutôt un mois sur deux.
Certes, quand j’allais prendre le TGV pour me rendre aux auditions, Finally Rich me donnait l’impression de me préparer à monter sur un ring - alors qu’en imper mastic et pantalon de costume, j’avais surtout l’air d’une inspectrice des impôts. Mais à part Chief Keef, tout le reste a été dissous, annihilé. La coupure était tellement brutale qu’au sortir de ces semaines dont j’émerge comme d’une machine à laver, je regarde tous mes albums enregistrés sans plus aucune envie. Comme toute idée ou désir délaissé, elle avait fini par s’évaporer.
Il n’y a pas de morale à cette histoire, juste le constat de la difficulté à articuler ces différentes facettes - en sciences sociales, on dirait les “temps sociaux”. Restent les moments qui permettent de surnager et de rendre la mécanique discontinue.
Même si j’ai toujours l’impression d’avoir besoin de jours de repos ininterrompus, dans ces cas-là, ce qui fait le plus de bien, c’est de partir. Même si ce n’est qu’une nuit en dehors de chez soi, que tout reprend le lundi matin, la délocalisation de soi-même suffit à se sentir comme un hamster qu’on a sorti de sa cage.
Il y a eu l’anniversaire de mon oncle, qui s’est avéré être son mariage.
Il y a eu quelques jours à Amsterdam et tout autour, à faire du vélo au milieu des moutons et des crapauds, pour se rendre un festival qu’on pensait intimiste et qui s’est révélé gigantesque (mais très bien organisé).
Il y a eu finalement une semaine à la campagne, à ne rien faire du tout, qui a tellement redémarré les circuits que tout le cirque des candidatures me semblait appartenir à une autre vie.
Ce qui me surprend dans ces moments-là, c’est de retrouver un peu de bande passante et d’employer cet espace mental à m’adonner à ce que je préfère : anticiper, imaginer des possibles, me projeter dans l’après. Ça me semble toujours un peu bizarre que ma façon d’apprécier pleinement un moment soit de réfléchir à la suite, mais ça a toujours été comme ça, je ne m’en formalise pas. Si je pense au futur, c’est que j’ai le loisir de le faire, c’est que tout va bien.
Quand j’étais à Amsterdam, l’aura d’un livre que j’avais fini la veille, Un psaume pour les recyclés sauvages de Becky Chambers, ne me lâchait pas. C’est comme si une onde de couleurs et de sensations s’était retirée en laissant un souvenir persistant.
Pauline Harmange avait parlé en ligne de cette autrice américaine à plusieurs reprises, je m’étais promis d’essayer. Je me sens très proche de ses goûts littéraires et ses commentaires laissaient entendre que la lire relevait d’une expérience hors du commun.
De la SF, je n’en lis pas suffisamment. À part une grande époque Philip K. Dick (Ubik m’avait retournée), je n’y connais pas grand-chose - assez cependant pour savoir que 130 pages c’est étonnamment court pour le premier tome d’une saga.
Dit simplement, Un psaume pour les recyclés sauvages est une histoire d’amitié entre un·e humain·e et un robot. Deux éléments font que c’est beaucoup plus que ça. D’abord, c’est une uchronie utopique : l’humanité est arrivée au bout de son mode de vie industriel et a inventé d’autres manières de subsister, dans lesquelles les villes sont respirables et les forêts, denses au point d’en être impraticables, ont mangé les ruines des usines. Ensuite, le coup de génie, c’est de placer l’univers en arrière-plan. Le passé marqué par la catastrophe écologique, le système planétaire, l’organisation sociale et religieuse, la façon dont les robots ont été conçus par l’homme puis ont accédé à la conscience, tout cela ne constitue que le contexte de l’action, une toile délicatement suggérée.
Le sujet est autre. Ce qui est montré, ce sont les errances existentielles, relationnelles et professionnelles de Dex, personnage principal·e de l’histoire, qui ressent un grand vide quels que soient son activité ou lieu de vie et qui décide de tout envoyer balader pour se rentre en haut d’une montagne. Des enjeux qui ont un petit air contemporain et qui semblent bien plus regardés en littérature blanche qu’en littérature de genre - pour reprendre une partition qui se questionne tout à fait. C’est bien ce pas de côté qui font l’originalité du Psaume.
Comme les dernières générations d’écrivaines américaines, Chambers sait ménager du suspens d’une manière qui ne loupe jamais : la rétention d’information. On sait qu’il s’est passé quelque chose - la mère du héros est morte, le couple s’est séparé, les humains et les robots se sont partagé la planète - mais on ne sait pas quand, comment, pourquoi. Ça suffit à coller les paumes au bouquin.
D’une saveur extrêmement sensuelle, c’est un livre dans lequel il est régénérant de passer du temps. La densité et la beauté de la végétation sont tangibles, les pigments sautent au visage. Les questions politiques sont toutes proches et Chambers réhabilite une valeur pas franchement investie d’un point de vue militant (puisque très bourgeois) : le confort. Elle en fait quelque chose que tout le monde mérite, dont on a besoin pour faire tout le reste.
C’est aussi le premier bouquin que je lis écrit en « iel », ce que j’ai trouvé déstabilisant au début, quand le pronom revient trois ou quatre fois dans une même phrase. Le cerveau ne met pas longtemps à s’y habituer, c’est l’affaire de 10 ou 20 pages.
Le tome n°2 m’attend, calmement sur une étagère. Si je ne l’ai pas encore ouvert, c’est que je dois d’abord finir C’était notre terre, de Mathieu Belezi, un français qui s’est donné pour mission d’écrire des romans sur les colons en Algérie. Quatre de ses livres traitent de l’Algérie coloniale, celle dont on ne parle jamais, qui a duré 130 ans avant les huit ans de révoltes pour le démantèlement de l’empire. C’est un livre d’une beauté sans nom dont chaque chapitre est construit comme une plongée dans la psyché d’un individu, sans ponctuation ni majuscule. Chaque personnage est infâme et pour cette raison, je suis incapable de l’ouvrir chez moi. Je ne le lis que dans le métro et du coup c’est un peu long.
J’aimerais tellement ouvrir le prochain Becky Chambers le 8 juillet dans un pays un peu moins suffocant. Je n’y crois pas trop. Mais votez front populaire.
Audimat 18, 2022. Julie Ackermann, Hyperpop, maxicringe ; Valentin Grimaud, Le Rossignol et la Banshee : la voix de sifflet dans la pop d’aujourd’hui.