Cet espace sort d’une période de six mois durant laquelle j’ai publié, au fur et à mesure de son écriture, un récit autobiographique sur le rapport à la musique et la construction des goûts. Maintenant que cette parenthèse est terminée, il est temps de remettre la newsletter sur les rails, non sans un petit coup d’œil dans le rétro. Pas mal de gens sont arrivés ici récemment grâce à la recommandation de Marine Normand via sa céleste newsletter Concombre (si vous ne lisez pas encore Concombre déjà wtf vous avez pas l’électricité non plus ? Sachez que vos lundis ne seront plus jamais les mêmes). Bienvenue donc <3
J’avais envie de revenir brièvement sur la période qui vient de s’écouler, avec ses 10 chapitres parus toutes les deux semaines. D’abord ne faites pas ça chez vous c’était assez fatigant. Je partais avec la moitié des sections à peu près écrites et l’autre moitié à bâtir complètement. La fin du récit en particulier avait une jolie forme de point d’interrogation. En termes de rythme, je pensais commencer par une publication bi-mensuelle puis étirer les écarts de façon à écrire tout ce qui manquait. Sauf qu’en bon petit soldat des normes scolaires, j’ai pris ces deadlines extrêmement au sérieux et m’y suis tenue tout du long (à part une fois, pour déménager). J’étais donc rincée jusqu’à la moelle en arrivant au bout, enchaînant les doubles journées, avec trois à cinq heures d’écriture tous les soirs.
Au-delà de l’effort, il s’est avéré parfois hasardeux de publier le texte au fur et à mesure de son écriture, sans avoir retravaillé les chapitres les uns en cohérence avec les autres. J’ai été prise d’une certaine panique en approchant de la fin, redoutant que tout ça ne ressemble jamais à un récit digne de ce nom, parce que trop décousu / court / incohérent etc. Ça faisait longtemps que je n’avais pas fait une telle crise de confiance.
Il a fallu attendre l’achèvement du processus pour imprimer les différentes parties et faire - enfin - une relecture intégrale. Et dieu merci, j’étais ok avec le résultat. Il y avait un travail conséquent d’articulation à produire mais les problèmes de structure sautaient aux yeux et certains heureux hasards donnaient lieu à des enchaînements qui fonctionnaient bien.
Je ne sais pas si je reproduirai l’exercice à l’avenir mais je ne regrette pas ce dispositif sans lequel - comme évoqué ici - je ne serais probablement pas allée au bout. Les réactions aux publications m’ont aussi incroyablement encouragée. Merci encore aux personnes qui ont pris le temps d’envoyer un petit mot à cette période, ça m’a boostée de fou. La newsletter a plus que doublé son nombre d’abonnés - aujourd’hui 220, pour moi qui suis habituée à ce qu’une petite trentaine de personnes suive mes travaux pratiques, c’est énorme.
Je n’ai pas perdu de vue l’idée de tenter de soumettre le texte à des maisons d’édition. Je dois juste réunir les forces nécessaires pour achever le travail et procéder aux envois. Ayant juste achevé les candidatures annuelles aux postes de maître·sse de conférence, je renâcle un peu à l’idée de tenter de convaincre à nouveau une institution que ce que je lui propose correspond merveilleusement bien à son activité. Si jamais un miracle se produit, vous serez les premier·es informé·es.
Et que va devenir cette newsletter ? Et bien elle va reprendre sa forme habituelle. À savoir, le plus souvent, des textes personnels sur le rapport aux objet culturels, ce qui nous amène aujourd’hui à la nostalgie, au temps qui passe et au cloud rap.
Je commence à sentir que mon rapport à la musique est influencé par mon âge. 33 ans, une position somme toute intermédiaire et qui commence à donner des signes qui ne trompent pas. Quand la plupart des concerts auxquels on assiste ont lieu à la Cigale (??), il y a matière à penser que la prime jeunesse s’est éloignée.
En déménageant, je suis retombée sur une poignée d’exemplaires du magazine Magic RPM que j’avais achetée à un collectionneur et qui datent de 1998 à 2003. Outre la qualité incomparable des publicités (pour l’eurostar, Gibert Joseph et toutes sortes de CD-roms), je suis particulièrement attachée à ces exemplaires pour leurs interviews - d’Elliott Smith, Daniel Darc, Lawrence de Felt - et pour l’image qu’il donnent du paysage musical de l’époque, saisi par une presse spécialisée qui n’a fait que décliner par la suite. Il est saisissant de voir portés aux nues des groupes qui n’évoquent plus rien aujourd’hui, aux côtés d’autres qui sont devenus des mythes écrasants. Alors que je n’ai pas connu cette période autrement qu’enfant replonger dans ces pages m’a collé une irrépressible nostalgie.
Pour me débarrasser de la rampante impression que *tousse* c’était quand même un peu mieux avant *tousse*, j’ai eu envie de mieux sentir le pouls de ce qui se passe aujourd’hui. Impulsivement, alors que ça ne m’arrive jamais, j’ai donc acheté les Inrockuptibles. Et l’ironie m’a saisie. Si ce n’est pour le prix - 12 euros bordel - je ne crache pas sur ce qu’est devenu le magazine. Il y a parmi ses pages des plumes que j’adore (Pauline, déjà) et beaucoup d’articles sont de qualité. Mais en cherchant à me rapprocher d’une forme de contemporanéité, je faisais le geste ultime qui me donnait l’impression de devenir mon daron. J’avais conscience, en essayant de saisir l’époque actuelle, que la démarche me propulsait encore plus loin d’elle, s’avérant complètement vaine.
Cette sensation douce-amère a tendance à resurgir. Elle prend notamment la forme du constat d’une déconnection avec des évolutions esthétiques que je n’ai pas su saisir. C’est le cas du développement du cloud rap au cours des années 2010. Dans le texte de Philippe Llewellyn « De Lil B à Yung Lean. Mille nuances d’un rap dans les nuages »1, toutes les références initiales, les premiers morceaux qui ont comme mot d’ordre la détente, me sont familiers. Above The Cloud de Gang Starr, Regulate de Warren G, 93 ‘til Infinity de Souls of Mischief, et surtout cLOUDDEAD. Parce qu’ils sont ancrés dans les années 90 et 2000, ils font partie de mon paysage.
Mais les artistes qui incarnent l’esthétique ralentie, digitale et vaporeuse qui devient centrale dans le rap au cours des années 2010 ne me disent rien : Viper, Yung Lean, Lil B (vaguement, de nom). Quand je lis ce que raconte Llewellyn sur Lil B, figure nouvelle du rappeur scotché à son ordi, qui inonde Internet de productions qui s’inspirent de la nature et du new age, j’ai l’impression d’être passée à côté d’un pan de la décennie. Parce que sa musique se caractérise par des emprunts aux musiques électroniques planantes et à des artistes que j’adule (Boards of Canada, Slowdive, Tim Hecker, les BO de Miyasaki), je ne comprends pas comment j’ai pu à ce point passer à côté. L’isolement stylistique qui était le mien - que je raconte dans les 10 chapitres - m’a coupée d’une évolution majeure de la musique. Et je n’en suis pas ravie.
Récemment, le souvenir de cet article m’a fait cliquer sur Psykos, l’album surprise de Yung Lean et Bladee sorti en mars. Ma découverte s’est faite sans apriori ni la moindre maîtrise de la discographie des Suédois. (Je ne serai pas, vous l’aurez compris, en mesure d’en parler doctement.) Mais c’est la première fois de ma vie que j’aime autant un album que j’ai commencé par détester.
La première écoute m’a semblée extrêmement étrange. D’une certaine manière, les morceaux m’ont plu tout de suite, leur qualité de pop songs désabusées sautait aux yeux. Mais l’enrobage sucré et sinistre à la fois, les lignes de guitare frontales et le caractère emo et lancinant de leurs complaintes empruntent tellement à la première moitié des années 2000 qu’on dirait que les mélodies portent des jeans baggy et des lunettes en plastique profilées. Psykos réveille des esthétiques parmi celles qui me déplaisent le plus.
Un ami proche m’a dit récemment que la musique qu’il compose provient de la recherche perpétuelle des textures qui l’ont construit : celles des années 90. Psykos me semble faire exactement la même chose avec la décennie suivante. Pourtant, l’album m’a attrapée. Aujourd’hui, après des dizaines d’écoutes, je suis incapable de déceler les éléments qui m’ont tant rebutée au début. Je ne vois que la capacité du disque à s’avérer lumineux et ardent quand mon humeur s’y prête et à sonner parfaitement dark quand j’ai besoin de ne pas être seule dans les remous.
J’aimerais bien vivre les transformations de la musique au moment où elles se produisent, qu’importe la période et l’âge auquel je la traverse. Mais j’ai bien conscience que cette volonté me place précisément en décalage avec l’époque en train de se faire. Peut-être que mon obsession récente pour Yung Lean et Bladee permettra de réconcilier le désir d’attention au contemporain et la possibilité d’être régulièrement dépassée. En plus, ça tombe bien, ils passent bientôt à la Cigale.
Collectif, Chill. À l'écoute de la détente, de l'évasion et de la mélancolie, Audimat éditions, 2022