En août, il y a eu la Suède, un petit peu du Danemark et des livres. Sans l’avoir vraiment décidé, je n’ai lu qu’en anglais pendant ce voyage, un total de quatre romans. J’avais emporté une liseuse dans un souci de légèreté, le premier entamé était en VO et les autres ont suivi. Ce n’est pourtant pas dans mon habitude, les bouquins en anglais se comptaient jusque-là sur les doigts d’une main, ayant toujours l’appréhension d’une lecture plus lente ou plus laborieuse.
Là, les quatre font partie de ceux qu’on n’arrive pas à lâcher. Je mesure la chance que j’ai eu à tomber sur une succession aussi addictive, à une période où la lecture prend autant de place.
La texture de l’anglais colore donc tous ces moments. Au fur et à mesure qu’ils apparaissaient dans chaque récit, j’apprenais de nouveaux mots. Dans les dialogues, plusieurs formules reviennent souvent. To shrug (hausser les épaules), to grin (sourire, grimacer), flippant (désinvolte). Certaines formes grammaticales procurent une satisfaction presque physique. C’est le cas des accumulations de qualificatifs précédant un nom. A career-driven socially anxious twenty-something. Il y a aussi la sensorialité incroyable de certains termes. Thick, balmy, plush, greenery. Leur consonance donne l’impression de les manger, d’éprouver leur goût sur la langue, de les sentir sous les doigts, comme si plongeait la main dedans.
Torrey Peters - Detransition, Baby
Lieu : Lervik
Le voyage a démarré à Stockholm et s’est poursuivi dans son archipel. 24 000 îles en tout. Le regarder sur une carte donne le tournis, on dirait l’imprimé d’un tissu, vert et bleu moucheté. En Suède, l’eau est noire - bleue marine ou gris métal selon la couleur du ciel. Des forêts incroyablement denses, hautes et résineuses recouvrent toutes les îles, au point que les plus petites ressemblent à des pastilles vert foncé déposées sur l’eau. Dans les bateaux, je pressais ma tête contre la vitre brouillée par la pluie, déterminée à ne rien louper.
Les premières heures de lecture, longues et élastiques, ont eu lieu dans une maisonnette entourée d’arbres, quand le temps ne nous permettait pas de sortir. J’avais commencé Detransition, Baby au mois de juillet en empruntant l’exemplaire d’un ami (merci Boris !) C’est l’histoire de Reese et Ames, deux femmes trans habitant New York, anciennement en couple et engagées dans un projet de parentalité à trois, avec Katrina, une femme cis en couple avec Ames. Comme celle-ci a detransitionné, leur couple semblait hétero - Katrina en était en tout cas convaincue.
On suit donc la vie de Reese et Ames, leurs relations et leurs ambivalences. Il est question de culture minoritaire, de relations boiteuses, de traumatismes. C’est très beau, très drôle et très triste. L’exploration de la sexualité et des rapports intimes des deux personnages est ce qui m’a le plus touchée. Leurs deux trajectoires distinctes sont criblées de chocs, d’accommodements, de sexe frustrant, jamais très loin de la dissociation, de plans sinistres avec des hommes qui les traitent mal et d’élans vers de nouveaux possibles, à éprouver le corps et l’amour des autres. Torrey Peters a une façon lumineuse, sans brutalité mais sans enrobage, de montrer ça.
Jenny Mustard - Okay Days
Lieu : Stora Timraro
Pour la seconde fois, notre journée de voyage en bateau s’est faite sous la pluie. La première, on avait dû recouvrir les valises de grands sacs en plastique trouvés dans l’appartement de Stockholm. On est maintenant sur une île, toute petite, sans route, voitures ou commerces.
Comme partout, on ne voit personne, trois maisons sur quatre (toujours des résidences de vacances) semblent vides et les familles présentes se font discrètes. C’est l’inverse de l’instinct grégaire qui règne chez les Suédois. Comme si chacun profitait de son coin de nature en laissant les autres faire de même. Résultat, on ne croise personne et l’atmosphère sur l’archipel est d’autant plus sauvage. Ce calme joue beaucoup dans la sensation de bout du monde qu’on éprouve, comme si on se trouvait dans un pli du monde, une autre dimension, qui ne connaîtrait qu’eau et forêt.
Cette île cependant n’a pas le côté traditionnel de la côte d’où l’on vient. L’atmosphère est un peu bizarre. Les maisons sont plus modernes, bâties à même les rochers, toujours en bois, rarement colorées. Pour se déplacer, les résident·es possèdent d’étranges véhicules tout-terrains, noirs et agressifs, à mi-chemin entre le quad et la voiturette de golf. Un certain nombre d’habitations est en construction, les chantiers à l’arrêt et leurs engins silencieux entre les pins donnent à croire à l’installation d’une communauté de colons sur une exoplanète humide et arborée.
Ça fait un moment qu’on est partis, la lenteur des jours devient la norme. J’avale Okay Days, le seul dans la liste dont l’autrice est Suédoise. De tous, c’est le plus doux, celui qui ne veut pas te faire de mal. Tu ne vas pas au détour d’une page avoir l’estomac qui remonte dans la poitrine à force de temps passé dans la psyché d’une personne polytraumatisée - comme chez, spoiler, Sally Rooney. Mais comme cette dernière, l’autrice fait le choix de se situer à l’échelle interpersonnelle, de coller à la banalité du réel et de regarder à la loupe la façon dont on navigue dans un tissu de relations amoureuses et amicales. Ça donne des développements poétiques sur les détails qu’on retient de quelqu’un, les instants auxquels on s’accroche, les ambiances, les lumières, la couleur du bois et celle du vin. C’est le premier de la liste à m’avoir tiré quelques larmes.
Sally Rooney - Conversation with friends
Lieu : Göteborg
Après la région de Stockholm, on traverse le pays en train pour rejoindre la côte opposée. La ville de Göteborg fait alors l’effet d’une douche froide - et pas seulement du fait des trombes d’eau qui tombent pendant deux jours.
Passer du temps dans un pays entraîne généralement deux ou trois questionnements politiques. Tout ce que je connaissais de la situation sociale de la Suède concernait la montée de l’extrême-droite, dont je ne maitrisais pas les raisons. L’arrivée à Göteborg après un trajet dans un TGV qui disposait d’encarts publicitaires au mur (?) et de visiblement peu de dépenses en matière de propreté pousse à creuser la question.
J’apprends - sans grand choc quand on vit en France - que, loin de l’image du « modèle suédois », le pays vit depuis une vingtaine d’années une néo-libéralisation forcenée, les gouvernements n’ont cessé de régaler fiscalement les riches et les inégalités ont explosé. L’éducation, les transports, la santé, aucun secteur public n’est épargné par les vagues de privatisation. Depuis celle des services postiers, les facteurs ne passent qu’une fois tous les deux jours. Côté réseau ferré, soixante compagnies ferroviaires se partagent le marché. Dans le train régional qu’on prendra pour rejoindre Copenhague, différents niveaux de prix. On paye plus cher pour avoir une place assise numérotée tandis que le tarif de base ne donne accès à un siège que dans la mesure des places disponibles. Comme la compagnie vend davantage de billets qu’il n’y a de places, les travées sont remplies pendant trois heures de personnes qui voyagent debout.
Les deux premiers jours à Göteborg, la tempête qui traverse la Norvège, le Danemark et la Suède à ce moment-là ne s’interrompt pas - elle a même fait dérailler un train. J’exploite alors massivement le canapé beige avec en main Conversation with friends de Sally Rooney.
Le bouquin parle d’un petit milieu littéraire, de relations extra-conjugales, du flou entre l’amitié et le couple et de rapports désarticulés qui abiment et se maintiennent pourtant. Rooney est vraiment la spécialiste pour décrire ce que la violence produit chez les gens. Comme dans Normal People, les vécus traumatiques du personnage ne sont pas centraux, ce n’est pas le sujet mais la toile de fond. Ce qu’on voit, ce sont les comportements qu’elle en hérite, la façon dont leur substance s’infiltre dans ses émotions, ses relations et son rapport à elle-même. C’est fait avec une subtilité prodigieuse. Rien n’est appuyé, tout est vécu de l’intérieur par un personnage d’apparence détachée mais dont le mal-être exhale du texte comme un nuage de vapeur.
C’est sublime pour les instants de poésie, pour ce que le regard capte et ne dit pas. L’autrice a une capacité à produire des comparaisons entre un instant et une sensation qui foudroient sur place.
Gradually the waiting began to feel less like waiting and more lire this was simply what life was: the distracting tasks undertaken while the thing you are waiting for continues not to happen.
Des phrases comme ça, le livre en est plein.
Gabrielle Zevin - Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow
Lieu : Brännö
Après l’archipel de Stockholm, l’archipel de Göteborg. Alors qu’à l’Est, le moindre caillou affleurant à la surface de l’eau est systématiquement recouvert de cette forêt épaisse et sombre, les îles de la côte ouest sont largement dénudées. Brännö, sur laquelle on débarque, a une allure de paradis pastoral, Animal Crossing grandeur nature.
L’île a interdit les voitures et compte 900 habitant·es à l’année. Sa population se déplace sur des triporteurs motorisés, petites mobylettes dotées d’une plateforme en bois soutenue par deux roues avant, permettant de transporter des charges lourdes - ou bien le copain de la maison d’à côté. Le centre de l’île est recouvert de champs et de maisons lambrissées, qui alternent entre le blanc, le rouge, le jaune ou le bleu. Où que l’on regarde, la mer est bosselée de rochers entre lesquels se coincent parfois une cabane qui la nuit devient un point doré luisant dans l’obscurité.
Après une balade au sud de l’île, entre vingt-cinq nuances de gris, on est tombé sur un bal musette, qui faisait valser des couples d’un certain âge habillés en blanc et bleu au son de chansons traditionnelles suédoises. Comme si le dépaysement n’était pas suffisant.
C’est là que j’ai entamé le dernier de la liste. Dans Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow, il est question de deux ami·es qui créent des jeux vidéo. J’avais entendu dire qu’il s’agissait un livre sur l’amitié davantage que sur l’univers vidéoludique. Rectificatif, c’est à 100 % un livre sur les jeux vidéo, sur la façon dont on les fabrique et dont on les vend. Et ça m’a passionnée à un point déraisonnable pour quelqu’un qui n’y connait rien.
Le problème de ce roman, c’est qu’il est un peu trop intense. Dans la journée, je parlais des personnages comme s’ils existaient vraiment, j’avais le visage fermé s’ils vivaient des événements difficiles, ravagé de larmes dans les moments les plus définitifs. J’étais énervée contre elle pour son manque d’empathie, contre lui qui ne dit pas les choses quand il devrait. Rare sont les bouquins qui parlent si bien de la texture de l’amitié et de tout ce qui peut être gâché par le manque de mots.
Pauline le dit dans sa dernière newsletter : on achève le livre avec l’impression d’avoir les héros pour ami·es et une profonde envie de se mettre à jouer - même si la dernière fois date de Pokémon version rubis et saphir sur Gameboy.
J’ai fini le livre à Copenhague, notre dernière étape. Après un passage particulièrement bouleversant (LE chapitre), je me suis relevée du canapé de l’appartement avec une douleur aiguë dans le cou-de-pied. J’ai boitillé toute la soirée sans arriver à m’ôter l’impression que c’était le chapitre lui-même qui m’avait un petit peu trop atteinte.
Tu m'as donné envie de tout lire : merci !!