Avec sa vibe de taularde en fuite qui fait n’importe quoi, j’ai rarement autant aimé un personnage que celui de L’invitée d’Emma Cline. C’est l’histoire d’Alex, 22 ans, escort à New York au passé flou, qui trouve dans Simon, la cinquantaine, la solution aux problèmes d’argent, de dettes et de logement qu’elle laisse derrière elle, pour un été doré à Long Island. Sauf qu’après un impair, Simon la remercie froidement. Mue par une énergie du désespoir qui chez elle est glacée et tranchante comme l’acier, elle décide de rester dans les parages quelques jours avant de chercher à le reconquérir.
Alex est le genre de fille qu’on croise dans les romans ou dans la vie, dont on se demande ce qu’il lui est arrivé pour qu’elle n’ait jamais peur de ce qui pourrait lui arriver. Sa capacité à croire à la meilleure issue possible, son optimisme désespéré, oscille entre le délire illusoire et le coup de bluff victorieux. Il y a les vols, méticuleux, de chaque personne, appartement ou sac à main sur lesquels elle tombe. Il y a les ponts coupés, les serrures changées. Il y a l’addiction aux médocs.
Tout est sombre, tout de suite. Chaque page colle à la peau comme un mélange de sel et de sueur. Tout ce qui est agréable ou anxiogène (et on ne partage pas forcément les avis du personnage en la matière) est vécu par procuration : grande gorgée de bière, plongée dans la piscine, soleil dans les yeux, douche fraiche, sable dans le jean, montée d’ecsta. Parce qu’il s’agit de survie, chaque moment de répit, chaque vertige et chaque pic de stress sont ressentis d’une façon physique, dilatée. La tension est poisseuse, presque irrespirable, pendant tout le bouquin.
En parlant de Constance Debré, Lise Wajeman disait que c’était cool d’être à une époque où Don Juan peut être une femme. Moi je trouve cool que Bret Easton Ellis et Hubert Selby Jr. cèdent la place à Emma Cline. Parce qu’on est là-dedans. Une meuf en cavale, prise dans les phares, qui mouline en permanence pour garder la tête froide et jouer son prochain coup, qui pense tout ce qu’elle est - une femme, jeune, michto de profession - comme une stratégie, avec ses codes, ses rituels et ses rétributions. Une science complexe du camouflage déguisé en don de soi. Le livre montre les rôles de genre pour ce qu’ils sont, des techniques dont la maitrise s’acquière, et ce qu’ils peuvent être, des cartes à jouer face à l’adversaire. Il y a quelque chose d’incroyablement jouissif dans le fait de faire des sourires enjôleurs et de la soumission un truc de gangster.
Un personnage pareil, la façon dont elle existe, permet de se rendre compte que ce n’est pas si courant. Dans les personnages de femmes - écrits par des femmes, je ne parle pas de ceux écrits par des hommes, je n’en lis quasiment pas aujourd’hui - j’ai parfois de la difficulté à saisir complètement leur individualité. Ça me fait ça parfois chez Julia Kerninon - que j’adore pourtant - ou dans la série de bouquins anglophones lus l’été dernier. Les femmes des récits gardent quelque chose d’impalpable, des contours pas complètement définis. Je trouve fascinant d’essayer de comprendre à quoi ça tient, pourquoi ça marche, pourquoi ça ne marche pas. Ici, l’écriture nous place dans sa tête, où rien n’est laissé au hasard. L’attachement qui en découle est immense.
Comme plein de gens, je me suis parfois dit que j’aimerais bien écrire de la fiction. Ne serait-ce que des nouvelles. Ça a l’air tellement cool de dessiner des personnages et tenter de leur donner de l’épaisseur, de partir d’une idée, de chercher à construire une intrigue. Et puis évidemment, c’est classe d’écrire un roman. Quand des écrivain·es se présentent comme romancier·es, ça a de la gueule. J’ai déjà eu de vagues idées et laissé mon esprit divaguer dans cette direction. Ça n’a jamais marché. Je ne suis même pas allée jusqu’à l’étape de la prise de note. Sans un cadre, un apprentissage, une volonté acharnée, je me sens absolument incapable de faire ce travail d’invention. En l’état, je n’ai pas l’imagination pour, ça me demanderait un immense effort. Et surtout, ça ne m’excite pas, ça ne suscite pas d’étincelle de fébrilité qui permettrait de passer à l’acte. Ça a l’air cool mais au fond, je n’en ai pas réellement envie.
J’avais entendu Maureen Wingrove dire en interview que ce qui l’intéresse en littérature, c’est la vérité. Elle ne lit quasiment que des livres, romans, biographies, sur des choses qui se sont réellement passées. Ça m’avait saisie parce que je ne m’étais jamais formulée les choses de cette façon. Je n’ai pas du tout ce besoin que les choses soient vraies pour choisir et aimer un livre. Par contre, ça vaut pour l’écriture. Quand je pense à écrire de la fiction, je suis instantanément démotivée par la perspective de sortir du réel.
Sorj Chalandon parle lui de ce que font plein de romancier·es : écrire en s’inspirant de faits réels. Il a eu un cancer, il écrit un roman dessus, seulement le personnage est une femme. Chloé Delaume fait pareil, à un autre degré. Kerninon dit de chacun de ses romans « ce n’est pas autobiographique mais ». Pour des raisons emmêlées, je fais un blocage total à l’idée de tenter de faire la même chose. Mon cerveau stupidement binaire sur certains points déteste l’idée de cette porosité. Il faut du tout noir ou du tout blanc, un protagoniste totalement inventé ou bien un personnage qui n’en est pas un, qui n’est que la forme littéraire d’une vraie personne. C’est complètement débile, cette division nette n’existe pas. J’ai beau savoir que les trois quarts de la littérature sont faits comme ça, rien n’y fait, je n’en démords pas. À certains endroits, la nuance, l’équilibre et l’ambivalence ne me viennent pas naturellement (je dois aller les chercher - c’est pour ça que souvent les zones grises m’intéressent, ce n’est pas ce à quoi j’ai accès au premier abord).
Au-delà du blocage, il y a aussi des questions éthiques. Faire des enquêtes de sociologie dans le cadre professionnel m’a sensibilisée (et fait galérer) avec les questions de déontologie scientifique qui passent souvent - sans s’y résumer - par l’anonymisation des personnes. Ça peut s’appliquer à la littérature. Construire des personnages pour pouvoir en dire davantage que si le contrat du livre reposait sur le réel, donner des habits fictionnels pour faire exister sur papier des individu·es que l’on connait, ne me parait pas toujours suffisant pour pouvoir relater des choses que les intéressé·es ne souhaiteraient pas voir publiques. (Je parle bien sûr de personnes qu’on respecte, ces principes ne s’appliquent pas aux textes qui dénoncent des choses, et des violences en particulier.) Ça peut évidemment être très bien fait, je ne juge pas les auteurices qui le font. Mais quand il s’agit de parler d’autrui, je préfère la démarche qui consiste à annoncer qu’on donne à voir la réalité, d’une façon qui honore ou du moins convienne aux personnes - quitte à s’en assurer en faisant relire, c’est ce qu’a fait Emmanuel Carrère pour D’autres vies que la mienne et les concerné·es ont très peu retoqué le texte. (Ce qu’il a fait dans Yoga par contre, faire croire par la forme du texte qu’il s’agissait de la vérité alors qu’on en était loin, me dégoûte). Ou bien, on peut aussi s’abstenir. Ne pas écrire sur les autres. C’est toujours une option.
En termes de légitimité, j’ai le sentiment qu’il n’y a pas de réponse définitive. Après des bandes-dessinées, des romans ado et deux récits autobiographiques, Wingrove raconte qu’on lui demande à chaque sortie quand est-ce qu’elle va écrire un « vrai » livre. À l’inverse Chalandon évoque des rencontres où les discours des lecteurs disqualifient ce qui est « inventé ».
Vu l’imbroglio dressé ici à gros traits (les questions éthiques, le blocage, l’absence d’envie), la fiction n’est pas pour tout de suite. Une phrase de Laura Vasquez a fini par résoudre mon questionnement. Elle dit qu’elle ne décide pas de ce qu’elle écrit. Ce qui s’écrit c’est ce qui vient. Il n’y a pas d’idée, d’intention ou de projet. Ça m’a fait l’effet d’une fulgurance. Ayant connu l’expérience d’une thèse dont je n’ai su ce qu’il y avait à l’intérieur qu’une fois qu’elle était écrite, ça me parle tellement. Bien sûr qu’on ne choisit pas ce qu’on écrit parce qu’on ne choisit pas ce qui nous intéresse. L’important, c’est ce qui sort. C’est ce dont on parle quand on est attablé face à un·e ami·e. C’est ce qui doit être dit d’une manière ou d’une autre.
Le truc, c’est donc de distinguer ce qu’on voudrait écrire - pour ce qu’on en imagine et parce qu’on aime ce que ça renvoie - de ce qu’on a envie d’écrire, au sens où c’est là-dessus qu’on s’exprime le plus naturellement. Pour garantir l’envie, entretenir une pratique continue et parce que c’est fondamentalement difficile, il faut écrire absolument ce qu’on veut. C’est-à-dire trouver très précisément le truc sur lequel on a quelque chose à dire. Quand c’est le cas, l’écriture est facile, c’est comme expliquer quelque chose à quelqu’un, ça ne coûte pas.
Chez moi, en atteste cet espace, ce qui vient le plus naturellement a trait aux objets culturels. Ce qui déborde et s’échappe le plus facilement, c’est le discours sur la musique et les livres, sur la façon dont l’art et la culture pénètrent la vie, ce qu’on en fait, ce que ça allume et fait surgir. C’est de l’ordre du commentaire, analytique un peu, toujours personnel. C’est aussi parfois les lieux, et les choses qu’on finit par comprendre après avoir buté dessus.
Le désir n’est pas systématique, il y a plein d’œuvres qui me plaisent sur lesquelles que je n’ai rien à dire. Et il y a des formats, des cadres, qui me coupent toute envie d’écrire le moindre mot. L’essai à proprement dit ne me correspond pas, ça implique des recherches, ça ressemble trop au travail. C’est ce qu’évoque Clémentine Beauvais dans Écrire comme une abeille. Universitaire et autrice jeunesse, les phases de recherche nécessaires à certains romans la gonflent, ça ressemble trop au boulot. Et tout le but de cette pratique, c’est qu’elle ressemble le moins possible à un travail.
Plein de choses ont avancé cet été. J’ai beaucoup écrit à la main, dans des parcs, sur le balcon, sur mon lit. C’est venu à cause du mal aux yeux - dont j’ai fini par trouver la cause, il fallait simplement porter des lunettes, génie, je sais. (J’en suis désormais affublée et en tant que porteuse de lentilles dès 14 ans et opérée à 21, j’ai bien la haine). L’écriture d’un journal se mêle au travail sur les idées en cours, c’est toujours fructueux comme amorce. Le geste et sa douceur impressionnent moins, c’est plus rigolo, plus proche de l’enfance, qu’un traitement de texte. J’ai écouté beaucoup d’interviews d’écrivains, qui ont engendré ces différents déclics. Grâce à Max, je me suis intéressée à des revues et à la poésie telle qu’elle s’écrit et existe aujourd’hui, collective souvent, en ligne en partie. J’ai essayé de nouveaux trucs, soumis des textes. Je me suis souvenue aussi que j’avais un manuscrit qui dormait depuis quatre mois, que je n’avais toujours pas retravaillé. Je l’ai ressorti et m’y suis mise, ça a pris un peu de temps (et ça m’a bien niqué les yeux), mais c’est fini, les chapitres ont pas mal bougé, et je l’ai envoyé.
J’ai aussi pensé à un deuxième. Si j’arrive à produire des textes plus longs, structurés, dans lesquelles le quotidien, l’ordinaire et le rapport au monde à hauteur de personne s’articulent de façon organique à des commentaires sur l’art, et bien en vrai, ça peut faire un projet de manuscrit. J’ai quelque chose qui ressemble à un début d’idée, qui n’a de sens que pour moi (quand je l’expose ça n’a l’air clair pour personne et ça demande des explications beaucoup trop longues). Les ficelles restent très floues, je ne sais pas où je vais mais crois dur comme fer que ça peut marcher. Et surtout je suis en ébullition à l’idée de décoder la façon dont l’édifice pourrait tenir debout.
Toujours dans la perspective de détacher la pratique de la contrainte - qu’elle soit du côté du temps libre et du jeu - je l’ai emmenée en vacances. Partis à deux dans la perspective de se déplacer un peu moins que d’habitude - concrètement, 10 jours loin mais au même endroit, soigneusement choisi -, on a mis dans le programme l’écriture et la musique, embarquant dans les bagages carnets et ordinateur pour l’une, boîte à rythme pour l’autre. Le temps passé surplombant un petit bout de l’Adriatique a donc été passé à ça, sur la table du petit déjeuner ou dans l’arrière-cour quand il ne reste plus que ça pour être à l’ombre. Les premiers jours, les heures de plage ont donné lieu à l’absorption cul sec de l’Invitée, dont la lecture recouvrait d’une pellicule sucrée et inquiétante mon coin de parasol. Lorsque j’ai tourné la dernière page, dans un cri de frustration, il venait de me tendre une bouteille de limonade glacée. Les rasades sur le sable à l’instant où j’étais encore sous le soleil de Long Island ont fait se superposer la réalité et la fiction comme la tentative de focus d’un œil ébloui. L’urgence la seconde d’après était évidemment d’écrire dessus.
Tant de choses me parlent ou font écho dans ce texte, je ne sais pas où commencer !!!
Alors comme je suis un peu analytique / académique, je vais faire une liste 😂
1/ Je le sais actuellement accompagner pour écrire un récit non-fictionnel et en présentant ma démarche à ma coach, j'ai fini par formuler à voix haute un truc que j'avais réussi à admettre : écrire de la fiction, ça a l'air cool et j'aimerais vraiment y arriver. Mais en fait, mon truc à moi avec l'écriture, c'est pas un besoin de raconter des histoires ; c'est plutôt le besoin de mettre des mots sur le réel.
Et pour le coup, le récit fictionnel que j'ai essayé d'ébaucher en 2023 a buté sur ceci : l'histoire demandait beaucoup de recherches historiques et de lectures préliminaires.
Pourtant, j'aime aussi faire des recherches pour mon récit actuel, sans doute parce que c'est plus rapide.
2/ mais ouiiii, ça recoupe totalement ce que disait Laura Vasquez en interview (c'était dense, il faut que je réécoute son passage dans Bookmakers !) et que je n'avais pas compris entièrement comme ça : on écrit ce qui vient.
Ou encore on écrit ce qu'on est capable d'écrire (comme dit Sophie Astrabie).
3/ et puis la question d'écrire sur autrui, présente aussi dans mon projet et qui me questionne fort ces temps-ci.
Bref, c'était une lecture enrichissante et absorbante aussi ! De même pour ton analyse sur les femmes écrivant des personnes de femme un peu plus borderline et fouillées. Je note l'idée de ce livre.
Merci ! (Même si je vois que je lis cet article bien après sa parution)