En mars dernier, j’avançais sur une newsletter qui parlait d’habitudes d’écriture. Les cafés, les logiciels de traitement de texte, les bureaux, les carnets, tout ce bazar. J’avais lu Nancy Huston (Journal de la création), Natalie Golberg (Writing Down the Bones) et regardé la série documentaire Arte sur les écrivain·es du XIXe (L’armée des romantiques). J’étais à donf.
Pour la première fois depuis cinq ans, j’avais l’impression d’avoir suffisamment scruté ma pratique et mes blocages pour répondre à la question qui revenait dans divers de mes articles : comment écrire tout le temps.
Ce texte est resté un brouillon. Parce que du jour au lendemain, je n’ai plus pu écrire. Par une ironie infernale, c’est au moment où j’ai compris comment faire - et que je m’en réjouissais - que ça m’a été interdit.
J’ai développé un syndrome du canal carpien à chaque main. Ça a conduit à des attelles 24 heures sur 24, une douleur qui met des semaines à s’atténuer sans disparaître. J’ai encore mal en cuisinant, en portant quoique ce soit de plus de 500g et bien sûr en travaillant. Le clavier et le trackpad sont les premiers incriminés. Il faudra de toute façon aller jusqu’à une opération. (Achetez-vous des repose-poignets bordel). Mais ce n’est pas tout. Au même moment exactement, ont surgi des problèmes de disques cervicaux qui m’ont donné l’impression d’avoir un câble électrique dans la nuque pendant des semaines. Donc j’ai pété un câble. Et je suis entrée dans deux des pires mois de ma vie.
Cette période a été atroce pour différentes raisons, l’une se résume au fait que je ne pouvais plus écrire et je ne savais pas quand est-ce que je pourrai de nouveau. Encore aujourd’hui, je dois me limiter au maximum et je gère mal les entre-deux. Pour l’exercice physique par exemple, le fait de devoir supprimer tous les exercices de pilates qui nécessitent un appui sur les poignets me donne envie de ne rien faire du tout. C’est tout ou rien. Rien de pire que s’adapter. (Validisme much ?)
Le manque de l’écriture, cet espace indésirable que ça a ouvert dans ma tête s’est particulièrement fait sentir quand ça a commencé à aller mieux. J’avais l’impression de pianoter sur une table en permanence, remplie d’une énergie nerveuse dont je ne savais absolument pas quoi faire, éprouvant très concrètement le fait de ne pas avoir d’exutoire.
Je l’ai déjà évoqué ici, dans mon esprit, l’écriture est la garante d’une vie paisible. La dimension aliénante et plate du quotidien me semble pouvoir être rendue supportable par une activité de bricolage consistante. L’image du chien qui court après sa queue et défonce le canapé si on ne lui donne pas un os à ronger m’a toujours parlée. J’ai besoin de mon os à ronger.
C’est dans les moments de crise qu’il faudrait parvenir à voir ce qui reste bon, riche et solide autour de soi. Se réjouir de n’avoir rien de grave, des présences qui nous entourent, leur santé à eux, ce qu’on a construit, tout ce qu’on a et qui mérite qu’on le célèbre. Franchement ? Laissez tomber, impossible. J’admire les gens qui y parviennent et j’aimerais que ce soit mon cas un jour, mais désolée, la réalité tangible de mon monde ne suffit pas à me relever. Je n’arrive pas à autogénérer du contentement, de la légèreté et du plaisir quand j’ai l’impression d’être engluée dans la glaise. Non, ce qu’il faut dans ces cas-là, ce sont des secousses, des trucs qui choquent suffisamment le système pour qu’il puisse redémarrer comme un moteur de mobylette fatigué après quelques coups de pédale.
J’ai réfléchi aux trucs qui m’ont réinitialisé les circuits. Au-delà du soutien monumental de mes proches, je compte comme pourvoyeurs d’intensité : les lieux nouveaux, la musique passée et les premières fois.
Au cours de ma remontée de la pente, je réécoutais des disques pour le shoot émotionnel qu’ils procuraient. Je choisissais ceux dont l’écoute s’apparente à la prise d’une substance qui fait décoller. Quand un album est associé à une période de vie intense, c’est toute la fièvre encapsulée qui rejaillit, un flot de souvenirs et de sensations qui déferlent.
Le genre compte aussi. Les disques que j’ai le plus essorés, qui sont le plus chargés en principe actif, sont souvent du rap français. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai aucun purisme en la matière, une culture ultra superficielle, quatre ou cinq artistes fétiches. Tout ou presque me vient de mon petit frère. Mais ce sont les seuls disques que je peux enchainer pendant 2h30 de TGV en regardant dans le vide, concentrée sur les remontées nostalgiques qui opèrent sous la surface. Et j’ai beaucoup pris le train en juillet.
J’ai réécouté Zed Yun Pavarotti, qui occupe une place exagérément grande dans ma vie musicale. En 2022, à la vue de mon Spotify wrapped, un contact m’avait demandé si c’était un membre de ma famille. Impossible d’avoir le recul pour juger sa musique simplement clinquante et addictive ou bien absolument stellaire. Pour moi, ses albums French Cash et Beauseigne sont des chefs-d’œuvre. Beauseigne est quasiment le seul disque que j’ai écouté pendant les six derniers mois de ma thèse. C’est long, six mois.
Je me souviens, la toute fin du tunnel n’avait pas ressemblé au chaos que j’imaginais. Pas de crises de nerfs, de travail de nuit, de repas ou de douches à des heures improbables. J’avais l’impression de me préparer comme un cheval de course alors que j’étais déjà en plein dans l’épreuve. C’était la vie réduite au minimum, le festival de l’ascèse, un peaufinage de l’hygiène de vie. Ne voir personne, manger et dormir aussi bien que possible, faire du sport, travailler dix heures par jour, écouter Beauseigne matin et soir dans le métro en lisant Cairn et, en guise d’unique loisir, se refaire les quatre saisons de Game of Thrones à raison d’un épisode quotidien. L’éthique protestante le truc. J’y avais trouvé un étonnant confort mental, même si j’ai senti des mois après que l’épreuve m’avait tout de même abimée. L’empreinte de l’album sur cette période - et de cette période sur l’album - est absolument indélébile.
Mais la réécoute n’est pas sans risque d’écœurement. C’est comme si chaque disque contenait un seuil secret à partir duquel on ne peut plus s’en gaver. Sinon ça dégrade. J’ai réécouté Ipséité et Lithopédion de Damso en pleine canicule avec d’abord du feu dans le ventre puis une vague nausée. C’est comme si je cédais à une facilité ou que je ne faisais pas d’effort (faut dire que j’avais une flemme absolue de laisser une chance à ses albums plus récents).
La bonne façon de faire, ce serait de s’en tenir à une seule réécoute. Mais de la faire bien, comme une cérémonie. On rend une visite pour la première fois depuis longtemps, après tout. J’ai fait ça avec Deux frères de PNL. Une seule écoute de bout en bout, respectueuse. En observant le corps s’imbiber de chaque chanson. Revivre tout. Le moment de sa sortie. Les premiers clips. L’ami qui avait écrit que Au DD lui faisait faire des galipettes dans son salon. Et ensuite on coupe. On le range dans la bibliothèque et on revient dans quelques années. Le parfum sera encore là.
Quand on a fini de réécouter ses totems, on fait quoi ? Bah on va à la plage.
J’ai une passion pour la plage. L’atmosphère du bord de mer, tous les détails et les incontournables d’une journée de baignade me pénètrent comme si j’avais la peau soudain poreuse. Dans ma famille, on n’est pas de ceux qui détestent le sable et s’y ennuient. Nous, on y passe la journée, on vient avec des tomates, du fromage et du rosé, on lit, on se baigne, on dort, on parle, on écoute de la musique. Et on peut faire ça au même endroit, en boucle pendant deux semaines.
C’est un espace plus imprégné de sensations liées à l’enfance que n’importe quel autre. Je n’ai pas de lieu d’où je viens, pas de maison ou de village connu depuis l’enfance. On a vécu dans trois villes différentes avant mes 10 ans. L’endroit qui me renvoie le plus à ces âges-là, c’est une grande plage, une maison de la presse et un magasin qui vend des seaux, des ballons en plastique et des épuisettes, envahis par des appareillages familiaux de trois générations. Encore aujourd’hui, je ne connais pas grand-chose qui ne puisse être allégé par une brasse très très lente, le visage à demi-immergé dans une mer d’huile, les sourcils au ras des ondulations. J’ai testé, je jure que ça dilue la glaise.
Les premières plages de l’été étaient bretonnes. Je n’étais jamais allée en Bretagne. À part une fois à la Route du rock et une autre quand j’avais trois ans, zéro incursion au Nord-ouest. Fait extraordinaire pour quiconque est parisien·ne depuis plus de 30 minutes. Mon amie Mélanie elle y va chaque année, dans un coin différent. Quand on a choisi de partir quelques jours dans les Côtes-d’Armor, tout était décidé, billets pris, en un quart d’heure.
C’était aussi la première fois que je partais en vacances en voiture (eh oui). Très bon délire. Il y avait un truc jouissif dans le fait de se changer à l’arrière, de mettre du sable sur les sièges et de voir le coffre se remplir de baskets, de serviettes humides et de paquets de gâteaux, dans un bordel qui me rappelait les Clio à ras-bord des road-trips de mon cousin et ses amis qu’on observait depuis la frustration de nos 14 ans.
Là, on logeait dans une petite maison avec des murs bleus et oranges, des chaises en formica et d’immenses armoires en bois. Chaque jour, on marchait sur une portion du sentier des douaniers, dans les sous-bois et au bord des falaises, finissant par un plongeon et un gros sandwich. On s’est aussi pris un orage sur la tête en sortant de l’eau avant de filer avec les autres vacanciers comme une poignée de fourmis en panique. Le jour précédent, il faisait 29 degrés et j’étais comme une dingue tellement tout était vert et bleu.
C’est une impression mystérieuse de découvrir un lieu, une personne, un·e artiste et de pressentir la place que ça va occuper à l’avenir dans notre vie. Un truc que j’adore quand je commence un nouveau travail, c’est découvrir le chemin qui y mène en sachant à quel point il va devenir familier. La station de métro, la rue, les commerces seront connus par cœur, mais là ce n’est que le début. La Bretagne m’a fait cet effet-là.
En août, un deuxième endroit a donné lieu à une première fois qui mérite d’être suivie de beaucoup d’autres. Cinq jours passés à Sanremo pour un petit festival du nom de Pinha, réservé sur un coup de tête parce que c’était en Italie et qu’on connaissait deux noms et demi sur la programmation. Je m’attendais à une ville tapageuse et des plages criblées de parasols privatisés. Les parasols étaient bien là mais la ville était géniale, vénérable et bordélique, avec tout ce qu’on peut attendre de ruelles étroites et grimpantes, de lauriers et d’hibiscus qui débordent et se répandent sur des façades couleur sorbet.
L’évènement cochait toutes les exigences spécifiques et un tantinet rigides développées en vieillissant en matière de festival : le moins de monde possible, le moins tard possible et le moins à l’arrache possible. Donc un évènement de petite taille, dont l’essentiel a lieu avant minuit et qui laisse la possibilité de dormir dans un vrai lit. Autant dire que ça restreint l’offre.
Je ne suis pas arrivée à Sanremo bien solide. Parce que j’ai peur qu’elles se maintiennent et s’accroissent, les douleurs, même légères, peuvent me saccager le moral. Je n’étais sure ni de pouvoir nager ni de pouvoir danser parce que l’un et l’autre m’attaquent les poignets - ce qui est quand même con pour un festival sur la côte. Mais j’ai pu faire les deux en quantité. Je ne m’attendais pas à ce que le lieu, la musique et l’atmosphère me ravissent à ce point. Les trous noirs et l’euphorie se sont relayés.
L’essentiel du festival se déroulait sur deux petites places entourées de pins, de palmiers et de clochers, où avaient été dressées deux scènes coincées entre les vieilles pierres. La musique, c’était le versant le plus solaire des musiques électroniques que j’ai aimé passionnément il y a quelques années. De l’italo-disco, du funk, de la house baléarique, de la musique brésilienne et subsaharienne. La journée, on allait se baigner et manger des caprese et des trofie au pesto. Puis on repassait à l’appartement, qui appartenait par hasard à la compagne d’un des organisateurs du festival. C’était le premier stop.
Il y avait un truc réjouissant dans le fait de passer la journée à la plage, rentrer se laver et se préparer avant de sortir danser tous les soirs au même endroit. C’est l’un des goûts les plus incomparables des étés de mes 16 à 20 ans, qui comptaient de nombreuses en sorties en boîte de nuit. La saveur que ça donne aux heures un peu molles de la fin de journée ! Je ne m’attendais pas du tout à retrouver ce sentiment-là.
Ensuite, on attaquait la montée de la vieille ville. Arrivés presque en haut, la terrasse d’un restaurant délicieux tenu par la même équipe que le festival faisait office de deuxième stop. On finissait ensuite le chemin jusqu’à la scène la plus haute, à l’heure où le ciel devenait rose pâle. On le regardait noircir, la pleine lune se lever et inonder la mer au son des premiers DJ sets, étonnamment communicatifs. Tout était à moins de 10 minutes de distance et on a fait ça trois jours de suite.
Le premier jour, c’était un back-to-back de six heures de John Gomez, Nick the Record et Eternal Love, le genre de set où le corps bouge tout seul et où tu shazam chaque titre l’un après l’autre. Parce qu’il était encore tôt, il y avait de l’espace entre les gens, tout le monde semblait danser ensemble, les cheveux juste lavés et l’air extrêmement content.
J’en sors avec un enseignement sur les pourvoyeurs de sensations fortes qui aident à oublier les problèmes. Ils ont à voir avec la nostalgie, avec l’inconnu, parfois les deux à la fois, quand les lieux que l’on découvre suscitent le besoin de les retrouver, quand les étés rappellent les autres étés, quand des impressions toutes neuves, dignes d’un bouchon de champagne, se superposent à des expériences passées. Je vis le fait de pouvoir écrire dessus - petits bouts par petits bouts et par saisie vocale - comme une victoire qu’on arrache.
J’ai eu un long un frisson d’effroi en imaginant ne plus pouvoir écrire. J’ai la hantise du canal carpien depuis ma grossesse (où j’ai eu un début syndrome du tunnel cubital, en gros la même chose mais sur l’autre moitié de la main). Je suis contente que tu aies quand même pu nager et danser.
C’était trop joli comme lettre, merci 💙