Avec l’arrêt de l’émission de radio, je n’ai plus écouté de musique électronique pendant un an. Comme dans le cas d’une relation amoureuse dont on a fait le deuil alors qu’elle courrait encore, la rupture n’a provoqué aucun regret et suscité un bond en avant. Je me tourne vers ce qui ressemble le moins à ce qui m’a toujours préoccupée : la pop. Ça s’apparente à un volte-face, mais comme pour tout, il y a eu des signes avant-coureurs. Au cours de ma dernière année de lassitude, je prends de la distance avec l’abstraction bruitiste et m’accroche à quelques artistes comme une assoiffée.
Il y a Sufjan Stevens, dont l’album Carrie & Lowell enrobe mon hiver. Sa perfection s’ajoute au fait qu’il est très peu lassant. Je n’écoute que ça pendant des mois.
Il y a Requin Chagrin, groupe de pop bondissante qui symbolise l’envers total de tout ce que j’écoute. Je vais les voir jouer à la Gaîté Lyrique et pendant qu’un dauphin gonflable rebondit sur le public, je redécouvre le bonheur qu’il y a chanter toutes les paroles des titres joués lors d’un concert.
Il y a Chi E Non E de Blonde Redhead, au printemps 2016. Une période parmi les plus dures jamais vécues tant je suis essorée par le travail à fournir pour essayer d’obtenir un financement doctoral. Pendant ces mois où chaque semaine paraît insurmontable, cette chanson ne m’a pas lâchée. Écoutée tous les jours, en tête en permanence, Chi E Non E est mon hymne. Scansion énergique, chantée en italien, elle est un peu différente de l’identité du groupe, mélancolique et sophistiquée, et m’obsède à un point déraisonnable. À cette époque, la participation à un mouvement social me maintient debout. Pendant les manifs et les actions, avec en toile de fond, les descentes au fond du gouffre, le cœur au bord des lèvres, l'anxiété sur les talons, Chi E Non E me porte, fournit l'énergie de battre furieusement des jambes, de maintenir une agitation perpétuelle pour rester dans la bataille. Sans certitude d’arriver à redémarrer, il ne fallait surtout pas s'arrêter.
Je tombe aussi pied par-dessus tête dans les disques de Molly Nilsson, dont la pop synthétique est suffisamment noire pour me tenir par la main. Aussi beau que les lueurs nocturnes du bord de l’autoroute qui défilent à toute vitesse, son album History reste gravé de toutes les épreuves qui ont percuté ces années-là. Une épaisseur de souvenirs, nouée de sensations orageuses, l’entoure comme une gangue. Je ne peux pas le réécouter sans avoir le cœur un peu brisé.
Le jour où mes écoutes ne sont plus contraintes, je me remets à chercher, éplucher et dénicher de la musique, qui n’est ni électronique ni instrumentale et encore moins expérimentale. Je découvre que la pop et le rock ne se limitent pas à l’horizon des sonorités des années 90 et que - surprise - l’indie-rock n’est pas représentatif de l’intégralité des musiques à guitare. La vision que j’en avais était extrêmement rudimentaire. Les années 60 se résumaient aux Beatles que je n’écoutais jamais, et les années 70, au rock progressif. Les années 80, elles, concentraient le plus clair de mes préjugés - des synthés de toutes les couleurs qui dégoulinent en arpèges criards.
Désormais je visualise mieux la multiplicité de sous-courants de la pop, du folk et du rock qui ont irrigué les trois décennies, soit des continents entiers, dont j’explore de petites cavités. Je goûte au rock psychédélique californien, ses racines seventies et ses résurgences dans les années 2000. Je réalise qu’il y a eu du punk dans les années 60, le garage-punk, avec ses guitares rêches, teigneuses et fragiles, et du post-punk avant le punk de 1977. J’ai aussi un coup de foudre pour l’indie-pop anglaise emblématique du tournant des années 90, dite twee-pop (« sweet » dans un langage babillant). C’est un style né sur les campus britanniques du début des années 1980, des mains de garçons à lunettes et de filles qui jouent de la batterie debout. Le label Sarah Records en est la figure phare, avec des formations comme The Pastels, The Orchids, Secret Shine ou Heavenly. Ces groupes prennent le contrepied des postures punk et rock’n’roll pour produire des chansons qui, sous des atours guillerets et tendres, content des histoires parfois glauques1. Stenia J. Broiza souligne que la présence importante de femmes au sein cette scène n’est pas pour rien dans l’effort répété produit pour la décrédibiliser.
Cette exaltation me donne le sentiment d’avoir 17 ans à nouveau et se traduit par une multiplicité de concerts, souvent solitaires, qui me gonflent de joie - The Fresh & Onlys à la Station, The Field Mice au Hasard Ludique. Au bout d’un an, j’ouvre un blog sur un coup de tête, pour écrire sur les artistes découverts. La joie bordel ! Le jour de publication du premier article, j’étais une boule d’hystérie, avec la même envie de s’égosiller sur les toits que lorsqu’on tombe amoureu·se. Hors d’un cadre collectif, je pouvais m’exprimer à ma guise et user de la première personne sans le moindre scrupule. Ça changeait tout, c’était incomparable. J’étais euphorique de voir la flamme se rallumer. Au-delà de la musique, c’était aussi le goût de l’écriture qui renaissait.
À mesure que mes résistances s’assouplissent, je passe un cap insoupçonné, celui de l’infléchissement vers les musiques mainstream. Si j’ai détaillé jusque-là l’influence de mes parents, je n’ai pas évoqué le quatrième membre de la famille, mon petit frère. Quand j’ai quitté la maison après le lycée, j’ai laissé dernière moi ma bibliothèque Itunes, stockée sur l’ordinateur familial, avec l’impression d’un legs à l’intention de mon frère, de quatre ans mon cadet. Je la lui laissais dans les mains en espérant qu’elle fasse son éducation et, avec un peu de chance, suscite chez lui la même obsession. Parce que les ambitions de sœur ainée un brin dirigiste méritent d’être contrariées, il a plutôt ignoré cette collection de fichiers numériques. Je n’avais à l’époque pas l’impression qu’on partageait cette place que prenait la musique, comme un immeuble au milieu de l’existence. Mais ça n’a pas duré.
En approchant de la vingtaine, le rap, français en particulier, a envahi sa vie - et par la force des choses, la nôtre aussi. À force de trajets en voiture, mes parents ont développé une tolérance spectaculaire pour les flow saccadés et l’évolution du genre dans la deuxième moitié des années 2010 - son hégémonie, ses mutations vers la chanson - a favorisé notre acclimatation. Le voir devenir une encyclopédie du rap, enchaînant les concerts et maitrisant le paysage médiatique spécialisé, depuis presque une décennie, me noie de fierté.
C’est grâce à lui que je franchis cette nouvelle étape de remise en cause des hiérarchies. Sans lui, je ne saurais rien de Young Thug, Future, 070 Shake ou C. Tangana. Je lui dois ma passion insensée pour un minot stéphanois du nom de Zed Yun Pavarotti, dont l’écoute du deuxième album a été le seul comportement constant des derniers mois de ma thèse. Dans ce sillage, je prends enfin au sérieux mon penchant pour Lana Del Rey. À sa sortie, j’écoute pendant plusieurs jours, l’appréciant sans arrière-pensées, le premier album d’Aya Nakamura. Et je me laisse atteindre par le tragique et le pouvoir de cicatrisation de l’album Deux Frères de PNL.
En parallèle, en présence de nos petits cousins avec qui ses goûts se sont bâtis, il arrive parfois à mon frère de lancer sur l’enceinte un morceau emblématique de ma propre adolescence (souvent Fast Car de Wyclef Jean). Je suis alors prise d’une émotion un peu trop vive pour être assumée, comme si la bibliothèque Itunes avait opéré malgré tout, comme si ces miettes de transmission dessinaient rétrospectivement nos liens.
On pourrait s’arrêter là. Si ce récit ne servait qu’à dire que la vie est plus riche et colorée lorsqu’on n’encadre pas le rapport à l’art de normes arbitraires, ce serait - certes vrai mais - un peu limité. Ces transformations sont un grain de sable qui produit un déplacement à l’échelle personnelle. Mais au-delà, elles font écho à des débats plus vastes et donnent à voir des enjeux de pouvoir sous-jacents.
La prise au sérieux de la musique mainstream comme source légitime de plaisir et d’analyse s’est affermie au cours des années 2010. En France, le travail éditorial de certains acteurs2 contribue à faire de différents genres musicaux populaires des objets de réflexions et de recherche. Ces démarchent articulent la critique, le rapport sensible aux œuvres, leur réception politique, les questionnements sur la normativité des regards et la pensée de la dimension à la fois artistique et commerciale de la musique. Lorsque ma période de redécouverte de la pop suscite d’une immense soif de lecture, c’est à partir de ce type de sources - qui restent trop rares - que je l’étanche.
Et puis, il y a l’ancienne garde. Des prises de positions internes au petit monde de la critique musicale montrent à quel point certaines de ses parties prenantes tiennent encore férocement aux frontières.
Des journalistes français ont ainsi réagi au début des années 2020 à la présence de mastodons de l’industrie musicale dans les colonnes de la presse outre-Atlantique3. Dans ces articles, qui ne peuvent s’empêcher de mettre une photo de Taylor Swift en illustration, on se désole que le noble métier de critique s’abaisse à commenter, classer, analyser la musique des stars actuelles. Les auteurs interprètent la situation l’aune d’un débat déjà ancien au sein du journalisme musical anglophone, entre partisans du rockism et ceux du poptimism. (Non, je ne mettrai pas ça en français parce que c’est déjà assez ridicule). Les premiers revendiqueraient des valeurs supposément associées au rock - rébellion, authenticité, critique de l’ordre établi - contre les seconds qui chercheraient à briser les oppositions - underground/mainstream, rock/pop, puissance/légèreté… - dans une belle ronde de l’amitié. (Mmmh tout ça ne serait-il pas légèrement genré ?)4
Voilà donc comment nos fiers mercenaires hexagonaux définissent le poptimism qu’ils dénoncent. Alexandre Gimenez-Fauvety détaille chez Section 26 les « traits les plus saillants » de ce qu’il dit représenter un « vrai trait de notre époque » (là je meurs de rire étant donné que ce débat n’a littéralement aucune existence en France - pas un putain de chat n’utilise ces termes) :
« Des analyses poussées sur des objets culturels pop ou mainstream (par exemple les séries), les chiffres (de ventes, de vues) comme seule vérité, le snobisme anti-snobs [ndlr : je meurs une deuxième fois], le rejet de certaines esthétiques vues comme réactionnaires (le rock indépendant, parfois le cinéma d’auteur), un discours autour de la modernité conquérante, le refus total de hiérarchiser les objets culturels ».
De son côté, Lelo Jimmy Batista égrène dans Libération :
« L'idée d’un décloisonnement XXL et d’un éclectisme poussé à son paroxysme, la tentation de mettre sur un pied d’égalité Aya Nakamura et le Velvet Underground, d’abolir les frontières entre ephemera pop et authenticité rock et de poser un petit pont flashy mais bienveillant au-dessus du gouffre béant qui ravage la musique populaire depuis le milieu des années 60, séparant distinctement art et commerce. »
On voit rapidement à quel point le discours révèle la sueur aigre à l’idée de voir questionner sa position de sachant. Selon Gimenez-Fauvety, « le refus strict de hiérarchisation a aussi des conséquences sur la production de la critique : tous les avis se valent, qu’ils proviennent d’un cinéphile chevronné ou d’un amateur ponctuel de blockbuster […] À ce rythme, amateurs de french tacos pourront bientôt revendiquer être des gastronomes. » Imaginez un peu, l’apocalypse.
On pourrait dire que tout ça n’est qu’idiotie réactionnaire (et on aurait raison). Mais ce qui me tue dans cette histoire, c’est l’énorme implicite, tellement gros qu’on ne le voit même plus : le genre.
À votre avis, quand Lelo Jimmy Batista dénonce « une nouvelle uniformisation du paysage musical, où l’on a juste remplacé les icônes rock “sérieuses” par des pop-stars qu’on cherche obstinément à légitimer alors qu'elles n’en ont pas besoin », à quels sexes renvoient la figure de l’icône rock sérieuse et celle de la pop star ?
Comment détacher l’idée du goût pour la musique « commerciale » de la figure (misogyne) de la fan adolescente, écervelée et inculte ?
Comment ne pas voir l’assignation au féminin qui se cache derrière TOUT ce qui est très courageusement dénoncé par ces types ?
Construite comme un avatar de la masculinité, la culture du purisme a pris soin d’associer au féminin tout que qui apparait disqualifiant, et en premier lieu le capitalisme. Et là c’est l’arnaque du siècle. Le fait que les codes masculins soient ramenés à des valeurs de résistance, c’est le tour de passe-passe le plus indécent qui soit. Cette rhétorique rampante des milieux underground revient finalement à utiliser l’anticapitalisme pour justifier du mépris pour les femmes.
« L’argent et la course à l’audience sont d’autres facteurs de réussite du poptimisme qui se prête très bien au capitalisme contemporain » assure Gimenez-Fauvety, qui en remet une couche un peu plus loin : « Le poptimisme, malgré ses bonnes intentions, est un frein à la diversité des objets culturels et des opinions, il incite à un certain conformisme et défend les plus forts au détriment des plus faibles. »
Les « plus faibles » dans cette histoire ce sont donc… les hommes. Remettez-moi un french tacos, que j’en finisse.
Stenia J. Broiza, « Twee, bonbons et chatons. Not That Innocent », Retard Magazine, 2017.
Je pense en particulier à la revue et maison d’édition Audimat, avec par exemple : Collectif, Chill. À l'écoute de la détente, de l'évasion et de la mélancolie, Audimat éditions, 2022 ; Collectif, Trap. Rap, drogue, argent, survie, Audimat éditions & éditions Divergences, 2021 ; Rhoda Tchokokam, Sensibles. Une histoire du R&B français, Audimat éditions, 2023.
Alexandre Gimenez-Fauvety, « À la recherche du poptimisme », Section 26, 2020. section-26.fr/a-la-recherche-du-poptimisme ; Lelo Jimmy Batista, « Les tops peuvent-ils faire peau neuve ? », Libération, 2020. liberation.fr/musique/2020/12/18/les-tops-peuvent-ils-faire-pop-neuve_1809123
La valence différentielle des sexes renvoie pour Françoise Héritier au fait que l’ensemble du monde matériel et symbolique est représenté au prisme d’une hiérarchie masculin/féminin (grand/petit, chaud/froid, dehors/dedans, haut/bas, actif/passif…) Françoise Héritier, Hommes, femmes, la construction de la différence, Le Pommier/Universcience, 2010.