Ce n’était pas en matière de musique que mon rapport aux hiérarchies culturelles allait changer. La structure était trop rigide, les fondations trop profondes, les murs trop hauts. Les premières fissures dans la digue ont pris deux voies parallèles, celle des livres et celle des films. Il y a eu deux déclics, deux chocs, et il faudra plusieurs années avant que l’effet papillon atteigne la façon dont je conçois la musique.
D’abord, il y a le rapport à la lecture. Quand j’ai appris vers 10 ans l’existence du métier de critique littéraire, l’émerveillement était total. Un métier qui consistait à lire des livres toute la journée semblait relever du pur rêve. Au-delà du fond pragmatique de l’activité miroitait le symbole de la connaissance : juger et savoir quoi en dire. Rapidement après, c’est critique musical qui me semble être le plus beau métier du monde. La lecture de la chronique de l’album Illinois de Sufjan Stevens dans le hors-série des Inrocks best-of 2001, qui le consacrait deuxième meilleur album de l’année, avait produit une sensation ambiguë dans ma poitrine, comme un creux, qui ressemblait à du manque et du désir à la fois.
Mes parents ont toujours suivi de loin l’actualité littéraire. Ils achetaient des livres à leur sortie et on écoutait Le masque et la plume le dimanche soir. Aujourd'hui, je lis avant tout de la littérature contemporaine, souvent française et récemment publiée. Quand ma mère aime un livre, on bascule dans le registre de l’absolu. Elle peut en parler pendant des heures, décrire les personnages comme s’ils existaient, connaitre un véritable deuil à la fin d’une lecture importante. Aujourd’hui, tous les livres que j’aime passent directement dans ses mains et on en parle avec la même intensité que si on évoquait des membres de notre famille. On a également tendance à être excessivement affectée quand un•e proche ne partage pas notre goût démesuré pour une œuvre. C’est un sentiment de trahison tout à fait disproportionné, mélange de dépit et de léger doute sur la confiance qu’on peut réellement accorder à cette personne.
Mon père m’a toujours offert des livres qu’il n’avait pas lus. Quand je lui demandais si c’était le cas, il me répondait systématiquement en souriant : « Non mais je sais que c’est bien ». La réponse me ravissait, je voulais pouvoir dire la même chose, attester de la valeur sans expérience effective, rendre compte d’un savoir qui signifie qu’on est assez renseigné pour connaitre la qualité d’un livre. On est sensible à la critique, on s’y fie, on sait ce qui se dit et ce que ça vaut. Encore aujourd’hui, quand il est surpris que je lise des auteurices dont le nom ne lui dit rien, il affirme que je ne lis, non pas des livres qu’il ne connait pas, mais des livres inconnus.
J'ai tiré de leurs pratiques un recours à la prescription culturelle, une confiance dans la parole des journalistes et une adhésion aux codes intellectuels dominants. Si leurs valeurs m’ont autant influencée, c’est aussi parce que c’est qu’elles n’ont jamais été répressives. C’est toujours avec bienveillance, fascination et générosité qu’elles ont été transmises.
À 25 ans, sept ans après avoir quitté le domicile familial, j’achète donc des livres parce qu’« ils sont biens ». C’est la connaissance de la littérature qui dicte mes choix, l’achat n’est pas guidé par l’envie et la question du plaisir ne se pose jamais. Naturellement, j’achète des livres que je ne lis pas et je pers progressivement, tout doucement, le goût de lire.
Passée la vingtaine, d’autres courants opèrent cependant sous la surface. En 2013, j’ai découvert le féminisme sur Internet. Le déclic est produit par une internaute du nom de Mar_lard rencontrée sur Twitter qui développait une analyse du sexisme dans les jeux-vidéos. Je n’y jouais pas mais l’étincelle a produit un feu de forêt. Pendant des mois et des mois, je consacre désormais mon temps libre à la lecture de textes sur le genre, des témoignages, des essais, des blogs, de la théorie, des sciences sociales. Éric Fassin, Crêpe Georgette, Elsa Dorlin, Tanx, Didier Eribon, Les Mots Sont Importants. En parallèle, je participais à toutes les manifestions pour le mariage des couples de même sexe et arrachais avec mes copains les affiches de la Manif pour tous laissé sur les murs de notre fac de droite par une administration complaisante.
Ce moment de politisation dure un an et demi et il est surpuissant. L’un des effets majeurs consiste à arrêter de juger les femmes. Ça été la fin de la voix méprisante qui sévissait dans ma tête quand je voyais quiconque qui sortait de la féminité respectable - bourgeoise, blanche et hétérosexuelle - une femme gueularde, une fille aux fringues douteuses, n’importe qui de trop sexy ou pas assez. Tout ce que la culture dominante fait payer aux femmes, je le condamnais aussi. Quand la matrice s’est inversée, je me souviens d’avoir observé sur la plage une vieille dame dont le bikini jaune exposait la chair brune et fripée. Pour la première fois, le réflexe mental est différent. Le regard hautain s’est dissous, il ne reste que l’admiration.
Sur Twitter, le rapport à la norme est dilué. Je me confronte à un rapport à la culture différent, moins normatif, moins sclérosé. J'étais face à des personne issues de sous-cultures de niches, des gameuses, des Suicide girls, d’anciennes gothiques, des travailleuses du sexe. Beaucoup de laissées-pour-compte des sociétés juvéniles pour qui l’expression en ligne est une respiration. Si je dois aux femmes d’Internet le plus clair de ma politisation, indirectement - je n’en avais pas conscience avant de commencer à écrire - je leur dois aussi l’évolution de la structure de mes goûts. Grâce à elles, j’ai arrêté d’avoir pour référents culturels exclusifs, mes parents d’une part, et les mecs de la musique d’autre part.
Je me souviens de m’être posée à l’époque la question du plaisir. Dans la lecture et plus largement dans le quotidien, le plaisir n’avait jamais été une préoccupation. En aucun cas, le plaisir procuré ne jouait le rôle de boussole dans mes choix. Jamais. Ce n’est pas hasard si cette question se pose à ce moment-là. La politisation rend plus fragile. Tout devient source d’indignation et de douleur, les conflits éclatent, on ne comprend pas pourquoi les autres ne sont pas devenus comme nous ultra-sensibles au monde et à ses injustices. En matière de lecture, je commence donc à m’interroger sincèrement sur ce dont j’ai envie.
Le dernier livre acheté sans le lire est Le bruit et la fureur de Faulkner. J’avais attrapé un exemplaire en poche sur une table d’exposition de Gibert Joseph que je n’ai ensuite jamais ouvert. Ce sera le dernier achat prescrit, froid et inutile. Ce qui s’impose à moi à ce moment-là, c’est de revenir aux goûts de l’enfance et de l’adolescence, et ça, ça consiste à relire Happy Potter. On était avant la campagne transphobe de JK Rowling et je voyais bien que le fandom était peuplé de personnes de tous âges. Je rachète les exemplaires d’occasion et je relis tout. Quand on est matrixée par l’élitisme culturel, reprendre Harry Potter à 25 ans - alors qu’on est adulte et qu’on ne dispose pas encore de recul sur l’adulte qu’on est - ça ne tient pas de l’évidence. À l’époque, j’ai l’impression de braver un interdit. Je garde ce revirement le plus discret possible et dans le métro je planque les couvertures des bouquins, soigneusement aplaties sur mes genoux.
J’en tire un plaisir immense. Dans les jours et semaines qui ont suivi, c’est comme si quelqu’un avait soudain allumé la lumière. Maintenant que la porte est entrouverte, je m’y engouffre. L’autre héros de mon enfance, c’est Pierre Bottero et sa série La quête d’Ewilan. Je quitte la relecture pour la découverte et traque ses autres sagas à la bibliothèque municipale, celles que je n’ai pas lues enfant, de gros volumes recouverts de plastique comme des manuels scolaires, bien galères à transporter. J’engloutis tout. Nouvelle étape, passer à des auteurices contemporain•es. J’entame le cycle de La Passe-miroir de Christelle Dabos. Quand je finis le premier tome, je suis chez mes parents, la fin me met dans un état tel qu’il me faut le second le jour même. Je repars sur les traces de mon enfance, le Virgin Megastore du coin, sans succès. Il faudra attendre le lendemain pour écumer les librairies de la ville pour mettre la main sur mon butin. Dabos, c’est une claque magistrale, qui signe ma redécouverte de la littérature de l’imaginaire. Mais la clef-de-voûte de cette période fébrile, le livre qui fait désormais partie de ceux que j’offre à tout le monde, c’est Songe à la douceur de Clémentine Beauvais. Réécriture en vers d’Eugène Onéguine de Pouchkine rédigée sous forme calligrammes - dit comme ça, c’est surprenant - c’est l’histoire d’amour la plus limpide, la plus stellaire qui soit. Depuis je lis 100% de ce qu’écrit Beauvais même si c’est adressé aux moins de 12 ans, avec une immense admiration pour son travail de romancière et d’universitaire.
Quand l’enjeu a été de se faire du bien, c’est donc vers la littérature jeunesse que je me suis tournée. Parce qu’il n’y a rien de moins crédible aux yeux de l’hégémonie que ce qui concerne les enfants, la littérature jeunesse a joué un rôle colossal dans ma déconstruction des hiérarchies culturelles. Ça a été le coup d’accélérateur qui permet de négocier un virage et d’enclencher le tournant.
L’autre déclic, c’est le cinéma. De façon générale, j’ai un rapport au cinéma plus dilettante qu’à la musique et la littérature. Il est donc plus plastique et plus friable. Enfant, j’étais fascinée par la capacité de mon père à replacer les œuvres dans leur contexte de production. De la même façon qu’il situait temporellement la musique, il nommait tous les acteurs d’un film et décrivait par le menu la carrière du réalisateur. Les repas du soir étaient rythmés par l’énonciation du système de notation de Télérama : « Ce soir, trois T ! », avec les yeux qui brillent, comme si c’était Noël. De ma mère j’ai pris le côté catégorique. Quand elle n’aime pas une œuvre, et particulièrement un film, elle s’indigne, éructe (et mon père rétorque bah t’as qu’à cracher par terre aussi). Je garde un souvenir pénible du visionnage à deux de Domicile conjugal de Truffaut ponctué de ses remarques consternées. Aimer un film qu’elle trouve minable m’a toujours confondue de honte.
À tout âge, comme l’intégralité de mes goûts se bâtit en opposition avec le féminin, je rejette tout ce que la culture populaire assigne aux filles, la totalité du catalogue Disney et tout ce qui ressemble de près ou de loin à une comédie romantique. Je tente de me construire des goûts légitimes du point de vue de la cinéphilie nationale. Au lycée, j’égrène les épisodes de Cinéma, Cinémas reçus en coffret DVD, j’enchaine les Contes moraux de Rohmer, La collectionneuse devient mon film préféré.
À la fac, je tente de m’approprier la référence incontournable de tout fan de musique abstraite qui se respecte, Andreï Tarkovski. Ça ne réussit qu’à moitié, Stalker m’ébahit mais L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev me laissent sur le bas-côté, très ennuyée.
À 16 ans quand je regarde Dirty Dancing pour la première fois, avec ma cousine et sa meilleure amie qui l’ont essoré tout un été (onze fois si je ne m’abuse), je reste de marbre, grommelante, absolument pas convaincue.
Pourtant à 26 ans, 10 ans après, quand je revois Dirty Dancing, le film me fait tomber de ma chaise. Les corps ! La danse ! Les années 80 ! Les pastèques ! L’avortement ! Quelle merveille. Je suis complètement transcendée.
Que s’est-il passé entre les deux ? L’explication est improbable puisqu’elle tient à une seule personne, que je ne connais pas. Il y a dans cet intervalle le rôle joué par le performeur et poète punk Marguerin Le Louvier. C’est encore un coup de Twitter puisque c’est là-bas que je l’ai suivi pendant des années et que j’ai découvert sa « poésie pornographique homosexuelle »1. La lecture de ses textes a transformé mon monde.
Avant tout, c’est sur les identités sexuelles que la lecture de ses fanzines fait subir à mes certitudes un 180. Dans Les lois fondamentales de la biologie, il fait le récit de ses expériences sexuelles avec des mecs hétéros, sur des parkings, en boîte, à côté des poubelles. Des types en couple avec des femmes, pour qui l’expérience ne remet pas en cause leur position sociale. Ils sont hétéros et ils le restent, quoiqu’ils fassent et avec qui. « J’ai trente ans et la différence entre homos et hétéros ne fait plus partie de mon monde »2 est la première phrase du texte.
Jusque-là, jusqu’à 25 ans, je pensais qu’une personne était catégorisée comme hétérosexuelle parce qu’elle était hétérosexuelle. Comprendre que la réalité est plus complexe est un feu d’artifice. Pour la première fois, je comprends que les hommes et les femmes peuvent avoir des expériences romantiques et sexuelles avec des personnes de leur sexe sans que ne vacille leur vision d’eux-mêmes. Je comprends que les pratiques et les appartenance peuvent ne pas se superposer, que l’identité est un précipité de la façon dont on est vu•e et de celle dont on s’identifie, et que les deux peuvent différer. Les actes, les désirs et les appartenances ne partagent pas forcément les mêmes contours. Il existe, comme dans un diagramme de Venn, des zones diluées, floues, troubles et miroitantes.
C’est un premier pas vers la dénaturalisation des catégories sexuelles. La fin de la croyance dans le fait que toute personne est intrinsèquement hétéro, homo ou bisexuelle, la fin de la vision selon laquelle les catégories sont la description fidèle d’une essence individuelle. Il faudra appréhender les apports vulgarisés de Foucault pour le comprendre tout à fait. Le choc initial, l’impulsion qui donne à la toupie son élan, c’est Maguerin Le Louvier qui l’assène.
Son influence s’exprime aussi sur les objets culturels. Dans Le mauvais goûts des femmes et des homosexuels, il explique ce que sa position de garçon gay a produit comme regard sur le cinéma, sur les récits et sur l’humour. À la fac, alors que l’un de ses profs descend Showgirls de Paul Verhoeven et que ses camarades approuvent, il raconte avoir eu « envie de dire : “Vous n’aimez pas ce film parce que vous êtes hétéros”, ce qui voulait dire : “vous n’avez pas la culture gay nécessaire pour comprendre et apprécier ce chef d’œuvre” ».
La particularité de ce regard, c’est le camp.
Le camp « définit un rapport au monde déterminé par l’expérience d’être un homme gay dans une société hétérosexuelle, patriarcale et capitaliste. Il s’agit d’un concept hautement communautariste, au sens joyeux et puissant du terme, qui recouvre l’ensemble des stratégies culturelles employées par les hommes gays pour résister au sein de la culture dominante. » « Une personne camp, c'est quelqu’un qui adopte une posture critique vis-à-vis des normes en les dénaturalisant grâce à l’artifice, à la parodie, à l’ironie, à la théâtralité. »
La lecture camp du monde est quasi-impossible du point de vue d’un homme hétérosexuel. Elle se dérobe à son regard, en constitue l’envers, est impossible à réconcilier. Du point de vue féminin, c’est une autre affaire. Quand on s’est maintenue sous l’effet de la polarité dominante par stratégie de survie, cette facette des sous-cultures homosexuelles fait l’effet d’un continent étranger et pourtant étrangement familier. Il y aurait beaucoup, beaucoup à dire sur la découverte du camp quand on est une fille hétérosexuelle.
Grâce à Marguerin Le Louvier, j’ai donc vu Showgirls ainsi que l’extraordinaire Comment se faire larguer en 10 leçons, avec Kate Hudson et Matthew Mcconaughey. Relevant de ce que je voyais comme un genre étouffé par les rôles de genre - la comédie romantique - le film fait à ces normes ce que Cronenberg inflige à toute créature extraterrestre et sanguinolente : il les tord, les plie et en expose les entrailles. Les deux personnages sont pris dans des paris professionnels : elle est journaliste, il est publicitaire, lui doit séduire une femme, elle doit réussir à se faire larguer, le tout en moins de 10 jours. Elle joue à l’excès la petite amie invivable tandis que lui est tenu d’accepter ses excès pour gagner son pari. Le film “tourne en dérision un univers où la différence des sexes est un fond de commerce et une obsession” écrit Marguerin, qui souligne son invraisemblable note de 4,8/10 sur Senscritique. (Une honte, rien de moins.)
Il conclue :
« La comédie romantique est féminine : c’est un genre intégralement défini par sa cible et son public ». « Le plaisir éprouvé par les spectatrices est toujours un plaisir coupable. Cette culpabilité est l’expression d’un conflit entre le plaisir immédiat, précédant la raison, et le mépris culturel conscientisé par les spectatrices. Le pendant de cette autodévalorisation est une affirmation de “son goût” et “son sexe” sur un mode revendicatif. »
Dans ce prolongement, j’en ai tenté d’autres. J’ai lu Nora Ephron et vu ses films. J’ai vu Legally Blonde sans être convaincue, je n’aime toujours pas Love Actually, mais pourrais revoir à l’infini You’ve Got Mail et The Holiday. Si je n’avais pas lu Maguerin Le Louvier, je n’aurais pas découvert le camp, je n’aurais pas la conception des identités sexuelles que j’ai aujourd’hui, je n’aurais pas été si réceptive aux écrits de Susan Sontag et de Pacôme Thiellement. Je n’aurais pas remis en cause mes goûts musicaux.
Si j’ai grandi en m’appuyant sur la culture masculine et sur les hommes dont je me suis entourée, c’est grâce aux femmes et aux hommes gays sur Internet que je me suis déconstruite et reconstruite. Ce sont des expériences proprement politiques qui ont modifié le rapport à l’art.
marguerin.net.
Elodie Petit & Marguerin Le Louvier - Anthologie douteuses (2010 - 2020), Rotolux Press, 2020. Et citations suivantes.