En troisième année de licence, j’ai eu un professeur pour qui j’avais des sentiments ambivalents. Âgé, rigolard, il collait des notes abominables et dégageait une légère excentricité qui tranchait avec sa position. Son cours de théorie sociologique traitait souvent d’objets culturels et je me souviens avoir participé quelques fois, pour évoquer d’abord - je ne me rappelle plus du contexte - les romans noirs américains (c’était le moment où je lisais James Ellroy) et plus tard, la musique électronique. À cette deuxième intervention, le prof avait répondu tranquillement : « Vous, j’avais remarqué que vous aviez des goûts très masculins. » La sentence m’avait laissée coite. Elle ne me causait ni satisfaction ni déplaisir : je ne comprenais absolument pas ce qu’elle signifiait. Quelques temps après, un jour de partiel, il me prit à partie avant que je ne m’asseye à une table sur laquelle reposait une copie retournée. Il me tendit la photocopie d’un article universitaire sur l’usage de la violence dans les esthétiques comparées du rap West Coast et East Coast, ajoutant simplement : « Ça devrait vous plaire ». Je ne comprenais pas pourquoi il me donnait ça, on n’avait jamais parlé de rap en classe. Par la suite, la lecture du papier m’a tellement passionnée que j’en ai fait des exposés dans d’autres cours. Je ne savais toujours pas ce que représentaient des goûts masculins, mais ils étaient certainement sanctionnés positivement. On était récompensée pour ça.
L’effort de retracer la construction et la transformation des goûts depuis un vécu personnel et en questionnant leur sens politique touche à sa fin. On sait depuis La distinction de Bourdieu que les hiérarchies culturelles sont des hiérarchies de classe. Les goûts traduisent les positions sociales : on applaudit, on juge, on aime, on déteste comme sa classe. Et la naturalisation des goûts, le fait qu’on pense communément que le social n’a rien à voir là-dedans, participe de la reproduction des inégalités. « L’art et la consommation artistique sont prédisposés à remplir, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, une fonction sociale de légitimation des différences sociales ».1
Ces hiérarchies sont aussi des hiérarchies de genre. Les classements entre les styles, les caractéristiques esthétiques et les émotions transmises renvoient à des codes et des valeurs, associées au masculin lorsqu’elles sont légitimes, au féminin lorsqu’elles ne le sont pas. C’est plus lisible - et ça été bien étudié - quand ça concerne des formes artistiques écrites et parlées, la littérature, le cinéma, le soap opera2. La dimension genrée des hiérarchies culturelles est un peu moins explicite quand elle se loge dans la musique, en particulier sans paroles. Pour une lecture politique de la musique instrumentale, le sens n’est pas donné de la même façon.
À la différence des sciences sociales, le récit autobiographique n’administre aucune preuve. Il n’a pas non plus les mêmes contraintes. Il permet donc de dire que franchement, la culture du purisme n’est pas un socle valable pour fonder un rapport personnel à l’art. C’est un prisme qui restreint, appauvrit et ternit l’existence.
Et pratique alors, que fait-on ? On a beau triturer la question des hiérarchies culturelles dans tous les sens, au bout d’un moment, on est face à une aporie. Est-ce qu’au fond, tout se vaut ?
Clémentine Beauvais donne une réponse dans une récente et courte publication, Comment jouir de la lecture ? 3 Elle détaille deux types de discours, deux extrémités du spectre qui chacune pose problème à sa façon. Le « discours réac » place au-dessus du panier des références pensées comme « universelles parce qu’[on] s’y retrouve et que, coup de bol beaucoup de gens puissants s’y retrouvent aussi ». Elle cite à ce propos un certain Harold Bloom qui glorifie « la douleur d’abandonner les plaisirs simples en faveur de plaisirs beaucoup plus compliqués ». À l’inverse, le « discours de la lecture plaisir » affirme que « tout est relatif. Il n’y a pas de mauvais livre. Le plaisir, ça dépend des gens et puis c’est tout. » Beauvais en est plus proche mais ne s’en satisfait pas pour autant.
À cette impasse dont je n’étais jamais sortie, elle propose une troisième voie, qui ne paye pas de mine et pourtant solutionne tout : identifier et qualifier les différents types de plaisirs. Il suffit de s’interroger selon elle sur ce que suscite l’œuvre. Regarder la couleur, la sensation sur la peau, dans le ventre, le nuancier des perceptions. Face aux différentes saveurs, libre à nous de décider de quoi s’emparer quand on a faim. L’idée est venue souligner des expériences passées. En musique, ça m’a fait penser à Columbine, duo de jeunes rappeurs rennais, dont les albums ont été chez moi l’objet d’une addiction bizarre. Je m’en gavais à un point d’écœurement, mon goût pour leur musique n’était pas feint mais passé un certain point, c’était douceâtre, trop sucré. Typiquement ce que Beauvais appellerait une écoute « à plaisir poisseux, addictif, enfiévré, du plaisir oui mais pas gratifiant ».
Côté lecture, ça m’a fait penser à celle de Light Years de James Salter que, selon toute vraisemblance, je n’aurais pas dû mener à bien. Je ne saisissais pas bien son anglais et détestant ne pas comprendre un livre, en temps normal je l’aurais reposé. Pourtant, j’y trouvais quelque chose d’impalpable qui en a fait une lecture lente mais tenue, contemplative, instructive sans que je ne sache en quoi.
Se rapprocher de ce dont on a l’envie profonde n’est pas évident. Ça suppose de circonscrire le champ des possibles, d’éteindre les plafonniers pour ne garder qu’une minuscule lampe frontale qui s’éteint une fois sur deux, pour observer ce qui est à nos pied, qui palpite au-dedans mais demeure souvent enseveli sous des couches d’habitudes et de prescription. L’étendue des possibles importe peu, la plus grande richesse, ce qui nous apportera le plus, on sait déjà ce que c’est, il suffit de bien regarder.
Pour ma part, les bifurcations musicales ont continué. Un autre revirement concerne la danse. À l’époque où les changements d’écoutes sont encore en germe, pendant certains concerts, je me surprends à faire quelque chose d’inhabituel. Danser. La première fois que j’en ai conscience, c’est devant Balladur, typiquement le genre de formation de pop-cheloue, créée par des musiciens électroniques, qui accompagne ma transition. Pendant leur live, leur musique joyeuse et compliquée me fait timidement bouger. Les concerts de pop poursuivent cette tendance et quand je renoue avec la musique électronique, après une année de sevrage, j’émerge en eaux nouvelles.
Après 10 ans à écouter de la musique électronique qui ne se danse pas, je me familiarise avec - tadam ! - la musique de club. Certes, je n’ai pas connu de revirement vis-à-vis de la house et de la techno, je continue d’avoir de la distance avec ces deux styles et reste allergique aux tempos rapides. Mais l’adolescence à habituer son corps à rebondir sur des contre-temps et des échos a tissé un goût pour les syncopes et la polyrythmie. Sortie de cette mise en sommeil, les musiques nocturnes dans lesquelles je tombe sont celles qui dérivent de la jungle, qui ressemblent à un squelette disloqué de dancehall ou qui puisent dans les traditions rythmiques extra-occidentales. Toutes ont connu une explosion à la fin des années 2010 et mon renouveau a été bien chanceux de tomber au moment de l’avènement de la deconstructed club music.
En 2018-2019 s’ouvre une période durant laquelle j’arrive à peine à travailler tant mes journées sont passées à ricocher de site en site et de soundcloud en soundcloud. Les tâches professionnelles ne pouvant être effectuées en écoutant de la musique - comme transcrire des entretiens - me font rager de frustration. C’est un moment où la culture DJ est en pleine effervescence et où l’éclectisme et la lenteur sont portés aux nues. C’est l’âge d’or du Salon des amateurs, ce bar d’un musée de Düsseldorf dans lequel il est normal de faire danser les gens en mélangeant du post-punk, de l’italo-disco, du krautrock et de la musique transe volontairement ralentie. Son influence dépasse largement les frontières allemandes. Je me prends aussi d’intérêt pour l’héritage de l’Ibiza des années 70-80 et tout ce qui sera qualifié de baléarique - des trucs dont la Manon de 19 ans ne se relèverait pas. Je me passionne pour la revue Record, redécouvre des gars dont je suivais les activités dans les années 2000 (Cosmo Vitelli, Ivan Smagghe…) et apprends très moyennement à mixer. Avec un ami qui partage le goût pour ce recoin des musiques club, on décide de s’organiser pour jouer dans des bars, et surtout, on sort. Moi qui n’avais au compteur comme expérience de la nuit parisienne que le désert musical du début des années 2010 - La Java et quelques bars de Pigalle - j’éprouve de nouvelles formes de fête. Ma pratique devient infiniment plus volontaire, sortir pour voir jouer des DJs particuliers tranche avec l’instinct grégaire mollasson à l’origine généralement de déceptions musicales. J’expérimente brièvement la Concrete avant sa fermeture, prend des habitudes à la Station et saisis toutes les occasions de danser le dimanche après-midi sous des arbres à Montreuil grâce à la créativité géographique d’une multitude de collectifs.
Les moments n’ont pas besoin d’être très longs. Une soirée réussie peut se résumer à 15 minutes de danse en apnée, le temps d’un enchaînement de morceaux dont la perfection inattendue réveille les membres. Comme un pantin de bois à qui on aurait donné vie, je sens alors mes genoux se plier, orteils, talons, coudes, poignets s’enclencher, chaque articulation semble prise dans un même mouvement qui la relie aux autres, sous l’effet d’une substance qui circule dans le sang et électrifie l’organisme. Quand ça arrive, c’est comme si toute la pesanteur de la vie au ras du goudron s’était évaporée. Quelques soient les soucis, la fatigue, la trivialité du quotidien, les moments de danse semblent tout libérer.
Pour autant, je ne suis pas devenue une teufeuse invétérée. Rester debout jusqu’à trois ou quatre heures du matin m’apparait toujours comme le bout du monde et, si les passages en club s’apparentent à des moments de grâce, j’ai du mal à contenir la raréfaction de la vie festive qui va généralement avec l’avancée en âge. Mon rapport à cette évolution est ambivalent, j’y vois tantôt une attention accrue à la douceur, tantôt un conformisme détestable.
Mes goûts ne se sont pas intégralement renouvelés. La musique expérimentale atrabilaire n’a pas complètement disparu, elle continue de hanter mes goûts. Depuis que j’ai fondé un petit label de cassettes en 2019, elle concerne la majorité des sorties. Son imprégnation d’éléments de pop (chez le label Stroom par exemple) compte parmi ce que j’aime le plus aujourd’hui.
Ces nuances valent aussi pour les dégoûts. J’aurais beau tout donner, même avec la meilleure volonté du monde, je n’apprécierai jamais la pop mainstream qui va de la fin des années 1990 au milieu des années 2000. Je me suis trop construite contre elle pour réussir une telle pirouette. Tout ce que je peux faire, c’est agir sur la normativité de mon regard, entendre qu’elle avait des qualités, prêter l’oreille, ne pas tirer de conclusion sur ses adeptes. Et parfois regretter d’être passée à côté. C’est un effort conscient et jamais achevé. À la lecture d’une interview de la DJ canadienne Regularfantasy qui parlait de la musique des années 1990-2000 comme « one of the finest pop music ever made », je me suis figurée qu’elle parlait de la même indie-pop anglaise à laquelle j’ai été biberonnée. Mais non, elle parlait bien de ce qui passait sur MTV.
Enfin, sur ce que signifie socialement l’éclectisme, Philippe Coulangeon freine toute ardeur. Prolongeant Bourdieu, le sociologue explique que « le style de vie des classes supérieures se caractérise moins par la légitimité culturelle des préférences et des habitudes que par l’éclectisme des goûts et des pratiques. »4 Ainsi la « transgression des frontières sociales et culturelles entre les genres musicaux, cinématographiques, littéraires » ne dénoterait pas un quelconque degré d’ouverture, elle soulignerait juste une appartenance aux classes sup. Autant dire que je ne me fais pas d’illusion sur une potentielle signification politique de la diversification de mes goûts.
Reste ce que ces carrefours apportent à l’existence. À la même période, je suis tombée amoureuse d’un garçon dont le socle musical avait pour tonalités principales la chaleur, le moelleux, le groove et la sérénité. Après une vie entière à ne connaitre que la mélancolie, les nappes et les guitares tristes, à un moment où je venais à peine de comprendre que la musique de Sade représentait autre chose qu’une bande-son de piano-bar élimé, j’accède à brusquement au funk, au jazz et à la soul. Et particulièrement aux formes que prennent ces styles dans les années 1980. Autant dire l’autre moitié du soleil.
Il y a eu l’introduction à Shuggie Otis, la découverte des tubes les plus exubérants de Sakamoto, l’album Sons of Ethiopia d’Admas en boucle ininterrompue, les éblouissements face aux synthés multicolores de Wally Badarou, écoutés sur le sable pour la première fois. Ça m’a aussi fait réaliser à quel point la quasi-totalité de la musique que j’écoutais n’était composée que par des blancs.
Alors certes il faudra plus que ça pour garantir l’émancipation. Mais si déjà ça permet de découvrir qu’on s’est trompé, on a eu tort, c’est magnifique les synthés arc-en-ciel, ça va super bien avec le coucher de soleil, à l’échelle individuelle je ne vois pas trop ce qui peut arriver de mieux. Quant aux clips d’Ibiza qui passent sur MTV, à chacun de décider de quel type de plaisir il s’agit.
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement [1979], Minuit, 1982.
Viviane Albenga, « Le genre de “la distinction” : la construction réciproque du genre, de la classe et de la légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture », Sociétés & Représentations, n° 24 (2), 2007. ; Delphine Chedaleux, Du savon et des larmes. Le soap opera, une subculture féminine, Editions Amsterdam, 2022 ; Geneviève Sellier, Eliane Viennot, Culture d'élite, culture de masse et différence des sexes, L'Harmattan, 2004.
Clémentine Beauvais, Comment jouir de la lecture ? Editions de La Martinière, 2024. Et citations suivantes.
Philippe Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie : Le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, n°36 (1), 2004.