Chapitre 1 | Adolescence
Où il est question de fer à souder, de bus scolaires et des Inrockuptibles
Enfant, sous prétexte que je ne faisais pas grand-chose d’autre que lire, mon père s’acharnait à me mettre dans les mains des livres d’adultes. « La Chute de cheval » de Jérôme Garcin reste ancrée comme le truc affreusement relou que j’ai dû finir pour lui faire plaisir à 13 ou 14 ans. Le fait que je passe mon temps à relire 20 fois les mêmes bouquins pour enfants le rendait dingue. C’était Fantômette et Le Club des cinq quand j’étais toute petite, Harry Potter et Grand Galop en grandissant. C’était pour lui du temps perdu, des heures gaspillées que j’aurais pu mettre à profit en me confrontant à plus grand que ça, à la « vraie » littérature, celle qui s’adresse aux adultes. Le sujet nous opposait beaucoup et le fait de voir la lecture comme utilitaire, le fait de lui attribuer une finalité autre que le plaisir, m’apparaît aujourd’hui encore comme extraterrestre.
On vivait dans un milieu ruralo-périurbain dans un coin cossu de l’Est de la France. Dans mon environnement régnaient en maîtres les programmes des radios NRJ et Europe 2, devenue par la suite Virgin Radio. On y entendait ce que la musique populaire des années 2000 a produit de plus visible. Ça allait de Shakira à Axelle Red, la variété s’y épanouissait et les différentes stars du RnB français et international s’y succédaient. J’en avais une haine crue. Leurs ondes envahissaient les bus scolaires autant que l’odeur de plastique et de sièges à poils ras. Si on n’y prenait pas garde, on se retrouvait piégé pendant 2×45 minutes par jour, à la merci de vocalises moirées et de pubs braillardes sur les promos de magasins de meubles. Ma seule protection, mon arme de lutte, l’outil de ma résistance, était un petit lecteur mp3 orange de la marque Creative, pas beaucoup plus grand qu’une boîte d’allumettes. Une fois lancé, il bloquait l’accès aux impulsions du dehors, fermait la porte sur les boucles de pensées, me laissant macérer en paix dans mon brouillard intérieur. Un cadeau paternel.
Pour prendre ce bus, mon père nous déposait le matin, vers 7h30, devant la mairie du village, où quelques silhouettes éloignées les unes des autres attendaient la même chose. Les smartphones n’étaient pas à l’ordre du jour, tout le monde regardait dans le vide, les mains au fond des poches, les écouteurs sur les oreilles. Mon père me demandait parfois pourquoi je ne parlais pas aux gens qui attendaient le bus avec moi. Ma réaction consistait à lever les yeux au ciel jusqu’à l’arrière de mon crâne. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Il n’y avait personne d’intéressant sur ce parvis. De la même façon, il s’interrogeait sur mon rejet de cet environnement musical subi. Mon père n’avait pas le même discours sur la musique que sur les livres. La musique, il ne comprenait pas que je ne l’aime pas populaire. Mes invectives sur la soupe qui passait à la radio provoquaient entre nous de la houle. Il ne comprenait pas mon absence de mesure et considérait le succès commercial comme un signe de qualité. Si une chanson avait réussi à séduire les masses, c’est qu’elle devait en avoir le mérite. Pour ma part, je luttais pour prouver, sans tellement d’arguments, qu’il s’agissait là de musique commerciale sans intérêt. Elle plaisait à tout le monde, c’était bien la preuve de sa pauvreté.
Mes parents sont des transfuges de classe, fils et fille d’immigré·es espagnol·es pauvres. Leur vie matérielle s’est inscrite dans une mise à distance de leur environnement d’origine et dans une aspiration à la vie bourgeoise. Cela passait par des voyages, des lieux d’habitations, l’acquisition de biens et le rapport à la culture. Un processus de distinction sociale classique, que la sociologie bourdieusienne a largement renseigné. On sait que la culture se transmet d’abord dans le cercle primaire qu’est la famille et que les mères sont les principales actrices de cette éducation. Tous deux constituent donc mon premier canal de transmission. Mon père achetait les Inrocks et me conseillait des disques. Je dois aux compilations CD qui accompagnaient le magazine mes premiers contacts avec Mogwai, Yo La Tengo ou Mark Lanegan. Il avait le chic pour situer temporellement n’importe quelle chanson qui passait à la radio. Combien de fois ai-je entendu : « Ça tu vois ma fille, c’était en 72, j’avais ton âge » ? C’est sur lui que je pratiquais le débat contradictoire et que je faisais mes armes dans la défense de ce que j’estimais légitime. Ma mère avait une façon extatique d’aimer les choses, que j’ai entièrement absorbée. Quand elle m’emmène voir Daniel Darc en concert en 2005, je suis encore assez jeune pour être vaguement effrayée par sa dégaine râblée et ses bras tatoués de grands aplats noirs. Les concerts, on en voit grâce à elle, qui n’hésite pas à embarquer la famille entière, mari sceptique et enfants en bas âge compris (mon petit frère s’endormira en boule sur le bord de la scène pendant une performance de Divine Comedy).
Certains moments sont restés collés dans ma mémoire comme des vignettes. Je me souviens d’être allée très scolairement, vers 11 ou 12 ans, passer en revue tous les CD rangés dans la bibliothèque. J’avais choisi ceux qui me donnaient le plus envie, constitué une petite pile que j’ai montée dans ma chambre pour les écouter un par un, en tailleur sur le parquet. Bizarrement, je me souviens surtout de ceux qui s’étaient refusés à moi, que j’avais trouvé étranges, gardant l’impression persistante de ne pas les avoir compris. PJ Harvey, Garbage, Les Pixies. Je gardais quand même les livrets des boîtes de CD que j’accrochais aux murs dans un amas de rayures de toutes les couleurs. Parmi les albums que je parviens à m’approprier, certains sont des classiques. A cette époque, mon père me met London Calling des Clash dans les mains avec comme sentence : « Ça ma fille, c’est le plus grand album de tous les temps. » Une fois dans ma chambre, l’écoute me plait mais je suis déboussolée par le rythme. La rondeur chaloupée de la basse ne ressemble pas du tout aux rythmiques du rock des années 1990 auxquelles je suis habituée. On dirait plutôt du reggae. Mon père m’explique que cela vient de la diversité de leurs influences, mais il me faudra bien 15 ans de plus pour saisir la façon dont les groupes de punk anglais se sont appropriés certains motifs de la musique de la diaspora jamaïcaine. En attendant, je suis très excitée. Le punk ne ressemble pas du tout à ce que je croyais. Un cours de ma classe de 5e me donne l’occasion de m’y intéresser davantage, creusant ainsi une question musicale pour la première fois. Le professeur de technologie, à la moustache épaisse et aux opinions politiques arrêtées (il vantait avec lyrisme les capacités d’armement de l’armée suisse), nous apprenait généralement à manier des fers à souder. Mais dans une volonté pédagogique de sensibilisation au numérique, il nous demanda de réaliser une présentation Power Point sur un thème de notre choix. Ni une ni deux, je brandis mon sujet, scintillant sur des slides à fond gris : le punk.
C’est comme ça que, forte de cette culture fraichement acquise, je me fritte avec mes congénères. Lorsque deux garçons de ma classe discutent entre eux de leur passion pour les groupes de skate-punk célèbres au milieu des années 2000 (Green Day, Sum 41, The Offspring – j’ai un dégout à l’époque pour ces groupes qui demeure intact aujourd’hui) je m’insère impunément dans la conversation pour faire remarquer que quand même, Green Day, « c’est pas du punk ». Je venais d’étudier la version originale du genre, tel qu’il a marqué les années 1970, on n’allait pas me la faire. Dans un ricanement, l’un d’entre eux me demande sans attendre de réponse, ce que j’y connais, moi au punk. Alors qu’il se détourne, je reste là à ravaler mon aigreur. L’interaction traduit deux choses. Mon envie d’avoir raison quitte à prendre les autres de haut, et mon renvoi aux marges, celles du groupe et celles de la connaissance, et par là même, celles du genre.
Comme le montrent ces rares tentatives de contact, c’est avant tout envers mon entourage que mes pratiques de distinction s’expriment. Je n’ai pas beaucoup de liens avec les gens de mon âge et je ne veux pas leur ressembler. Le gros de mes années de collégienne étaient marquées par une sensation d’isolement. Sans être mise au ban ou vraiment harcelée, j’évoluais en périphérie de groupes qui ne me considéraient jamais comme une des leurs. J’étais celle qui participait trop en classe, qui empilait les bonnes notes comme d’autres collectionnent les cartes Pokémon. Je ne m’en suis pas si mal sortie. Les tornades m’ont épargnée, les fois où j’ai été prise pour cible sont restées rares et ponctuelles. Mais arrivée à 15 ans, je ne suis franchement pas bien dans mes pompes. A l’entrée au lycée, j’ai la sensation d’être bloquée dans l’enfance, pendant que d’autres semblent soudain voir leur vie s’accélérer. C'est une adolescence classique, d'un ennui de campagne qui rougeoie face à l'idée de la grande ville, la ville « comme on la désire quand on a quinze ans et qu’on vit loin de tout, engoncé dans la campagne, dans un pauvre bled où le clocher sonne à heure fixe, englué dans ces paysages qui font crever d’ennui, où l’on se couche avec les poules parce qu’il n’y a que ça à foutre alors que ce que l’on voudrait, c’est se faire péter les tympans et briller sur la piste, ou du moins la regarder tout son saoul la nuit durant. »1
Dans ce flou morne, j’ai l’impression de n’être moi-même qu’avec mes parents. Sans eux je n’aurais pas beaucoup de conversations intéressantes au quotidien. C’est curieux à l’adolescence de se dire ça. J’ai beau n’avoir aucun recul sur moi-même, je me rends bien compte que ça n’est pas commun. A ce stade, je perçois mal la chance d’entretenir ce genre de rapports avec eux. Je ne vois que la honte collante de ne pas avoir plus d’amies. D’ailleurs, quand une copine de ma classe de 4e m’invite aux NRJ Music Awards en 2006, je ne me fais pas prier. Mes grands principes culturels passent après la possibilité d’intégration dans le groupe.
Malgré mon impression de désaxement, une discussion m’avait fait prendre conscience comme un vertige de la banalité de mon expérience. L’été de mes 16 ans, un ami de ma marraine avait accepté de me laisser occuper seule pendant une semaine son appartement londonien, sous la bénédiction (ahurissante pour certains membres de ma famille) de mes parents. Les draps étaient lumineux, la salle de bain sentait la figue, les tableaux et les piles de bouquins posés au sol évoquaient un monde de culture et de raffinement intellectuel qui me ravissait. J’occupais jusqu’à tard dans la nuit la méridienne qui épousait le creux d’un bow-window donnant sur Marylebone Street en avalant les livres que le propriétaire des lieux m’avait conseillé avant de partir. Lors du seul repas qu’on avait partagé, j’avais évoqué la fadeur de mon existence de lycéenne autarcique et la distance ressentie vis-à-vis des passions vulgaires de mes camarades. Un peu déboussolé par son inhabitude à côtoyer des gens de mon âge, il m’avait fait remarquer que s’il y avait quelque chose de récurrent à l’adolescence, c’était bien le sentiment d’inadaptation. Un bon nombre de celles et ceux qui la traversent le partagent. L’hypothèse m’avait saisie. Difficile de se dire qu’il y en existe d’autres comme soi au moment où on se sent le plus marginal. La remarque provoquait un décentrement que je regardais avec circonspection tout en sentant qu’elle éclairait un pan de mon expérience qui s’était jusque-là dérobé.
Un jour de mon année de seconde, où je remontais le petit chemin du lotissement où on habitait, j’ai pris une décision. Il me restait une poignée d’années à tirer avant de pouvoir partir d’ici et aller à Paris (objectif fermement institué à l’âge de 12 ans). En attendant, j’allais écouter le plus de musique, lire le plus de livres et voir le plus de films possibles. Au moment où j’écris, la deuxième partie de ma résolution me revient en mémoire. Je ne me suis pas seulement dit que j’allais utiliser la culture pour combattre l’ennui. Face à ma frustration et ma tristesse, j’ai commencé par me dire : ce n’est pas moi le problème, c’est les autres. Quand on formule ça fermement et qu’on décide d’y croire, les effets sont réels. En me servant de petit bouclier, derrière lequel je me consacrais à ma tambouille intérieure, cette idée m’avait protégée de la haine de soi. Pendant la suite de mes années de lycée, je me suis fait quelques ami·es avec qui la musique partagée était une valeur cardinale. J’ai découvert la musique électronique, les clubs enfumés, le rap, le dub, le téléchargement illégal et la presse musicale. Et j’ai respiré un peu.
Je me suis construite à l’adolescente sur des principes culturels rigides, légèrement despotiques, qui s’exerçaient contre les autres. Je reconnais le rôle qu’ils ont joué chez moi. Ils m’ont donné de la force - qui ne coule pas à flot, à 16 ans – et ont constitué une façon de me faire confiance et de me consacrer à mon propre plaisir. Me dévouer à ce que créaient en moi la musique, les livres et les films, et veiller à les choisir exigeants, était une façon de me distinguer de mon environnement. On peut voir ça comme un processus de distinction intraclasse. Je me souviens d’une chercheuse dans un séminaire de sociologie du vêtement qui expliquait que les différentes fractions de la classe bourgeoise déploient des stratégies de distinction interne à leur classe. Les riches plutôt à gauche laissent par exemple leurs enfants tâcher leurs vêtements, les dissociant ainsi de la progéniture tirée à quatre épingles de la bourgeoisie traditionnelle. Mes camarades scolaires viennent de familles CSP+. Mes parents sont partis de loin et en ont progressivement fondée une. Je ne veux rien avoir à faire avec mes camarades.
C’est cette hiérarchisation que je souhaite remettre en cause et regarder avec d’autres yeux, partant du principe qu’on vivrait mieux en se débarrassant comme de pelures de ces façons de penser. Ces expériences adolescentes jouent le rôle de graines juste plantées, qui vont connaître un développement par la suite. Je veux partir de ces expériences premières pour mieux comprendre le contexte de mon appropriation de principes de hiérarchies culturelles et pour montrer que le mécanisme n’a pas été celui d’une réception passive. J’y ai activement participé.
Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont