Je ne sais plus comment découvrir de la musique. Je ne sais pas comment font les autres (ça m’intéresse beaucoup). Moi je suis en galère. L’évolution des outils et des usages m’ont laissée sur le carreau.
J’ai mis du temps à arrêter le téléchargement. Avant, j’enregistrais mes découvertes sur des playlists YouTube, puis je passais par Soulseek et tout s’organisait sur iTunes. J’étais attachée à tout ça. Un jour, il y a cinq ans environ, je n’ai plus eu de giga disponibles et iTunes a commencé à déconner. Tous les morceaux se coupaient avant la fin et aucune mise à jour n’y faisait rien. La migration vers Spotify s’est faite progressivement et ça a tout supplanté. Même Bandcamp, j’y vais moins. Maintenant tout se résume à deux onglets sur Spotify : albums et titres enregistrés. Je n’utilise quasiment pas la fonction playlist. Tout est simplifié, tout va plus vite. Et je n’ai aucun endroit qui fonctionne pour découvrir de la musique.
C’est pour ça que j’aime autant les fins d’année. La profusion de tops annuels ouvre grand les vannes et des dizaines de disques rejoignent ma liste d’envies. Avec les best-of annuels de Boomkat et de Section 26, je couvre à peu près mes goûts. Mais hors du mois de décembre, les découvertes musicales sont erratiques, tout sauf rationnalisées.
Du coup, il y a NTS. Je ne pense pas être la seule pour qui la radio anglaise a pris une place considérable dans l’environnement musical ces cinq dernières années. Je ne vais cracher dans la soupe, j’ai un attachement profond à mes émissions préférées - Sacred Space, The Slip, Doing Time. Au début j’écoutais juste les replays des deux émissions que j’adulais (No Weapon Is Absolute, les épisodes de DJ Sundae, et Okonkole Y Trompa - dont j’ai interviewé l’auteur). Puis je suis passée aux lives. Comme certaines webradios, NTS diffuse sur deux canaux en permanence. J’ai mis un temps infini à cliquer dessus, et ça a tout changé. Il y a quasiment tout le temps un truc bien sur l’un des deux. C’est un flux de musique cool, soigneusement choisie par un ou une DJ quelque part sur la planète. C’est super et comme l’invention de la télécommande, c’est une raison de plus de ne pas faire d’effort. Avec la facilité va l’automatisme. Lancer l’un des deux lives qui se prête mieux à l’activité de l’instant (couper des légumes, lire, dîner), ou choisir sur la page d’accueil, parmi les NTS Picks, l’émission dont les tags semblent les plus accueillants. (L’une des fonctionnalités que je préfère sur le site est la liste à rallonge de sous-genres qui sont ensuite taggués sous chaque épisode. Dans le moteur de recherche, vous pouvez combiner “rocksteady”, “sludge” et “footwork” et voir ce qui ressort.)
Rapidement, ça devient une affaire d’ambiance, de fond sonore. Un peu comme mes parents qui vivent depuis toujours en lançant France Culture dans chaque pièce à un volume parfois trop bas pour qu’on distingue quoique ce soit. Ce n’est pas pour rien que lorsque j’écoute de la musique au casque, quand je me déplace, je n’écoute jamais NTS. 99% du temps, j’ai besoin d’écouter des albums. La persistance du format avec lequel j’ai toujours vécu se niche ici, dans l’écoute personnelle, rapprochée, dans la musique qui coupe du monde et en même temps l’accommode. Dehors et dans un casque, la musique est trop proche pour ne pas être consciemment choisie. NTS c’est comme Spotify. C’est trop facile donc ça ne suffit pas.
Si je galère à découvrir de la musique qui me plait, c’est qu’il n’existe plus de recommandation musicale en ligne. Les blogs sont morts et enterrés depuis 10 ans déjà. Certes, une poignée de webzines a survécu à l’extinction. Ok, il y a deux, trois gars qui chroniquent des disques sur Youtube ou Instagram. Oui la presse culturelle existe encore (difficilement) - mais ce n’est pas le sujet. Non vraiment, ce qui me gave, c’est la sensation de dèche quand on cherche de la recommandation musicale en ligne, en comparaison avec un autre objet : LES LIVRES.
Avez-vous déjà cherché des recommandations de bouquins sur les réseaux sociaux ? Avez-vous déjà mis un pied dans ces espaces surnommés Booktube, Booktok ou Bookstagram ? S’il y a bien un secteur culturel en ligne qui ne s’est pas pété la gueule, qui au contraire n’a fait que prendre de l’ampleur, se renouvelant et grossissant au fur et à mesure que les réseaux ont évolué, c’est bien la sphère littéraire. Des tonnes de comptes qui chroniquent des bouquins dans les légendes Instagram, assorties de photos de couvertures, d’extraits, de piles, de bibliothèques et de tasses de café fumant. Des pelletées de chaines Youtube de personnes parfois très jeunes qui listent en face cam leurs prochaines lectures, leurs préférences, leurs bilans, leurs avis mitigés. Des créateur·ices de contenu qui travaillent avec l’industrie du livre, entre envois presse et partenariats, là où plus aucun amateur·ice, côté musique ou cinéma, ne reçoit rien de gratuit depuis longtemps. Dans le monde anglophone c’est tentaculaire, mais la France n’est pas en reste. (Je n’en suis pas des tonnes mais je descends en ce moment la chaine Youtube de Margorito, allez mater, c’est incroyable).
La comparaison avec la musique est à pleurer. Elle est tellement partout, en story ou sur des posts, qu’elle est nulle part. Ce n’est jamais le sujet. Evidemment que c’est de la faute du streaming, des algo et de la curation produites par les plateformes elles-mêmes. Quand on a Youtube, Soundcloud, Bandcamp, Spotify ou Deezer, des playlists suggérées et des heures de mood music à portée de main, il n’y a besoin de rien d’autre. Non ?
Mais il y autre chose. J’avais l’intuition qu’une des raisons de ce contraste tenait à la sociologie des personnes qui s’expriment, mais celle-ci ne m’est pas apparue tout de suite. L’espace littéraire sur Internet est constitué en immense majorité de femmes - souvent jeunes. Ce n’est pas déconnant, les hommes ne constituent que 20% des lecteurs de romans. Forcément que le genre est un élément d’explication mais en quoi, précisément ? C’est une discussion avec la copine d’un ami qui m’a mise sur la voie. Elle disait : ce n’est pas évident d’écrire sur la musique. Mais oui bien sûr. Tout tient au sentiment de légitimité. Contrairement au roman, le discours sur musique est une chasse gardée masculine. La publication de mon chapitre sur la façon dont on était traitée en tant que fille au sein des blogs musicaux du début des années 2010 a suscité des récits d’expériences qui m’ont fait tomber de ma chaise. Je réalisais qu’il y avait de quoi taper un Metoo-blogsmusique. Alors forcément, dans ce contexte, quand la moitié de l’humanité ne se sent pas légitime à s’exprimer en ligne sur un sujet et bah ÇA LIMITE LES CONTENUS.
Face à tout ça, j’ai commencé l’année avec l’envie que mon processus de recherche évolue. Mon mec a une solution. Depuis longtemps, il épluche le catalogue de Rush Hour, un disquaire et distributeur basé à Amsterdam. Sur leur site, la sélection éclectique avec un tropisme vers la musique électronique lui apporte un flot régulier de nouveautés. Un matin en partant au travail, j’en ai eu marre de l’automatisme qui me fait cliquer avec lassitude sur le truc écouté la veille. Une fois sur le quai de la gare, soleil dans les yeux, j’ai checké la page d’accueil de Rush Hour. Les formats, les noms, les illustrations des sorties ne m’ont pas plu, je n’avais envie de cliquer nulle part. Je me suis alors souvenue de In Sheep’s Clothing, un autre disquaire et distributeur, basé cette fois à Los Angeles, découvert parce qu’une de mes DJs résidentes d’NTS préférées, Radha, y travaille. Le site est agréable, il y a un bel onglet « Collection » qui regroupe des listes d’albums sous forme de galerie. On peut même filtrer par genre. J’avais été surprise en explorant le site pour la première fois de voir au fil des pages autant de disques connus et adorés.
Allez, avant même que le train arrive, j’allais me trouver un truc bien à écouter. Une fois assise et calée contre la vitre, je clique sur une couverture colorée. Un aplat orange avec un collage noir et blanc sur une silhouette sans tête, tout à fait ma came. Spike - Orange Cloud Nine, ça s’appelle. Déjà il y a une petite ambiance à la Kraftwerk avec une voix et des sonorités métalliques. Une atmosphère débonnaire, reposante. Le mixage est vraiment bizarre, on dirait que ça a été enregistré dans une boîte de conserve. Ça me fait penser à quelque chose que Nico de sdz records pourrait chroniquer sur son compte Instagram, et aussi à Latin Lovers, pour la capacité à changer d’esprit à chaque chanson. La tonalité principale reste la même, mais on dirait que les titres puisent à différentes sources à chaque fois. Là, il y a parfois un air de rock franc et enlevé, héritier des années 60-70, mais dans une forme dépouillée et squelettique. Ça parle à mon goût pour le tout début de la synth-pop, au tournant des années 80, lorsque l’arrivée des synthés a rendu le post-punk sec et froid. Et ça paraît logique. Même si l’album est sorti en 2013, les morceaux ont été composés dans les années 80, par un mec nommé Spike Wolters, qui aurait été défoncé chaque jour des huit ans qu’à duré la composition. Ça c’est In Sheep’s Clothing qui me l’apprend puisque chaque album est assorti d’une petite chronique. C’est merveilleux.
Voilà un sacré filon pour d’alimenter la machine. Parce que la plupart du temps, ma liste d’albums absorbe au goutte à goutte les recommandations aléatoires des personnes que je suis. Identifier des gens dont les goûts dialoguent avec les nôtres reste la meilleure façon de découvrir de la musique. Dans la vraie vie, c’est particulièrement précieux, ce·tte pote qui vous envoie des liens en pensant que ça vous plaira. Mais c’est rare. Sur Internet aussi, les personnes en qui j’ai une confiance absolue, pour lesquelles je me jette sur la moindre story qui contient un lien Spotify, il n’y en a pas tant que ça. Quatre ou cinq. Ça ne suffit pas à garantir un apport régulier mais ça a beaucoup de valeur, si tant est qu’on tire le fil du morceau, vers l’album, la discographie ou le label. Le dernier disque qui m’a fait complètement vriller, c’est le récent Fontaines D.C. Marion (arobase yuccapikku - que je suis les yeux fermés sur la musique et les bouquins) a juste mentionné Romance, leur dernier album, au détour d’un réseau social et hop c’était enregistré. Je l’écoute la première fois en allant au concert de Kim Gordon, un soir de semaine, dans la nuit qui tombe tôt sur des rues étroites aux immeubles immenses, avec les néons des commerces et les devantures qui rougeoient. C’est du shoegaze bagarreur qui redresse les épaules et fait accélérer le pas, qui donne une force dont on se rend compte qu’elle avait disparu. Tous les jours ensuite, pendant des semaines, c’était la musique des premiers pas sur le bitume.
Et parfois, il y a des coups de bol. Un contact de confiance se lance dans la recommandation d’albums. Je suis Melissa Blum (arobase venussfantasy) depuis plusieurs années et à force de voir passer mes morceaux préférés dans ses stories, j’ai fini par prêter une attention accrue à tout ce qu’elle partage. Il y a quelques mois, elle a ouvert un compte qui s’appelle The emotional songs, où elle liste des albums qui comptent pour elle, sans limite de genre ou de période. J’ai épluché tous les posts. Mon dieu les découvertes. Il y a d’abord eu Bibi Club, duo canadien dont les chansons alternent entre le français et l’anglais. Un panache de fou, tout mon goût pour la pop en français qui clignote m’est revenu dans la figure. J’ai écouté ça tout l’été, surtout avant de partir en vacances, quand je sortais au milieu de mes journées de télétravail pour aller acheter de la crème solaire au Monoprix, que la ville était blanche, vide et brulante, sans personne dans les rues autre que des vieux qui se déplaçaient tout doucement. Sortir en short avec leurs chansons dans les oreilles a grimpé tout en haut de la pile des très bons souvenirs. Ensuite, toujours grâce à elle, j’ai épluché la discographie de Cryogeyser, dont je n’aurais pas dix mille trucs à dire à part : c’est si proche de Beach House que c’en est troublant et : ça m’a plié le cœur en douze.
Mais l’album pour lequel je ne pourrais jamais la remercier assez, c’est Paid Testimony de Baba Stiltz. Encore une première écoute qui annonçait tout de suite que ça allait être un truc de dingue. J’arrivais juste au travail, je n’avais eu le temps d’écouter que deux chansons. Tocade immédiate, le truc m’a embobinée et collé d’énormes cœurs dans les yeux. C’est du song-writing qui emprunte au folk traditionnel et à l’americana, joué par un slacker d’aujourd’hui qui fait mine d’avoir un brin de blé entre les dents. À l’origine, il composait de la musique électronique, on ne peut pas faire reconversion plus réussie. C’est la guitare cotonneuse dont on avait besoin avant l’hiver, c’est tellement beau que ça a été ensuite écouté 700 fois. Ce n’est pas un hasard si on le trouve chez Melissa ET sur le site d’In Sheep’s Clothing, qui le recommandent à “those who grew up loving the more vulnerable zones of the indie rock spectrum”. Ouaip, on est là.