I will drive you while you sleep
Le pourquoi du comment, deux disques complémentaires et un générique des années lycée
Une newsletter donc
Pendant le plus clair du temps qu’a duré l’écriture de ma thèse, j’ai beaucoup écrit. Le manuscrit évidemment et dans les marges, des articles et textes variés. La thèse prenait toutes les heures de travail mais à la faveur d’un quotidien globalement confiné, l’écriture pour le plaisir maintenait son cap. Pendant deux ans, écriture scientifique et écriture créative ont tenu le coup ensemble. Arrivée à la veille de la fin du doctorat, quatre mois avant exactement, j’ai tout arrêté. Plus de place pour les à-côtés, il fallait se concentrer sur le sprint final, chausser une paire d’œillères qui focaliserait ma vision sur mon objectif final. Plus d’écriture facultative, de lecture pour le plaisir ou de temps consacré à la musique. Un coup d’arrêt temporaire mais strict.
Les semaines qui ont suivi le rendu du manuscrit m’ont donné l’impression d’une éruption hors de l’eau, à chercher de quoi respirer. Comme une autruche qui fixe les quatre points cardinaux, je guettais le retour de mes centres d’intérêt. Il n’a pas été trop difficile (et ce fut très plaisant) de faire un stock de romans à la librairie, d’aller voir une exposition et de télécharger avidement de la musique. Mais je guettais surtout l’envie d’écrire, le désir de rédiger autre chose qu’un travail scientifique. J’attendais l’idée de texte qui me ferait enfin retourner à mon blog ou à des chapitres entamés par le passé. L’envie a mis un mois à se concrétiser et il a fallu une bonne dizaine de jours de vacances pour les idées finissent par remonter doucement à la surface. Sans cela, et sans surprise, l’horizon restait bouché.
Cela nous amène au pourquoi de cette newsletter. Trouver le moyen d’écrire tout le temps est une putain de quête. J’en avais parlé ici et là, je n’ai pas trouvé la clé, mais j’ai bien l’intention de m’adonner à la poursuite d’un objectif : avoir en permanence des choses sur quoi écrire et le goût de le faire. Au-delà des conditions matérielles - le temps, l’espace - il faut des idées, des sujets, des supports, des formats, des options. Quand vient l’envie de consacrer quatre pages word à la marche, un livre, la peur ou l’écriture, je suis enchantée. Mais cela demande d’attendre patiemment ou rageusement l’inspiration.
J’ai souvent envie de produire un simple paragraphe sur un sujet mais sans réellement d’endroit où le faire. Parfois ça finit sur Instagram, parfois ça reste à l’état d’inspiration. Je souhaite donc construire cette newsletter à partir de brèves, autours d’un livre, un disque, un film, ou un concert, et de diverses réflexions qui mises bout à bout peuvent constituer un collage de petits textes. Cela tournera souvent autour de la place des objets culturels dans la vie quotidienne, des usages qu’on en fait et de tout ce qu’on en tire.
Ce sera forcément irrégulier, la forme évoluera peut-être, mais si tout va bien, ça devrait permettre de consigner et de partager deux ou trois bricoles.
Deux disques
Raudie - Now The Spark Has Flown / Eterna & Amalcrossing - Audi
On connaît mieux Raudie sous le pseudonyme de River Yarra. Dj et producteur australien exilé à Paris, il a bossé chez Antinote Records et semble obsédé par les grenouilles. Il produit de la club music qui rebondit joyeusement dans tous les sens et qui compte parmi ce que je préfère à l’heure actuelle. Sur son label, Super Utu, on trouve aussi cet album sorti en 2021, Now The Spark Has Flown, qui n’a absolument rien à voir avec le dancefloor. Parce qu’on est très loin de ses productions électroniques, j’ai mis un peu de temps à comprendre qu’il était derrière ce disque. Je ne savais pas qu’en civil il répond au nom de Raudie McLeod.
Tout l’album est chanté et pleinement pop, mais le fond demeure électronique. On navigue entre des rythmique sourdes, moelleuses et pulsées, et de belles et grandes glissades de synthétiseur. Ça touche au dub, au trip-hop, à la synth-pop et distille des clins d’œil aux années 1990. L’album ne ferait pas tâche sur le catalogue de Jolly Discs et, de façon moins obscure, rappelle les façons de crooners compassés comme Baxter Dury ou Jonathan Bree. Ça a un côté très anglais - même si on est loin en pratique du terroir britannique - et c’est absolument réussi du début à la fin. McLeod est un producteur génial et on sent qu’il propose une création intime, qui parvient à parler à nos propres replis sentimentaux. Il y a quelque chose de touchant à l’entendre déclamer avec douceur “Don’t get me wrong, I like to be a loser sometimes but not all the times”.
La confidentialité de ce genre de sorties me rend toujours un peu triste. Alors que si on faisait écouter Pleasure In The Tone aux journalistes des Inrocks, normalement ils le mettent en couv direct !! Donc écoutez-le s’il-vous-plait et parlez-en à vos cousin·es.
Si j’associe l’album de Raudie à l’EP d’Eterna & Amalcrossing, ce n’est pas seulement parce qu’ils s’attachent à articuler électronique et indie pop. C’est parce qu’on observe le même mouvement d’artistes électroniques qui viennent à la pop, des artistes particulièrement ancrés dans les codes de leur époque qui, tout d’un coup, jettent un regard dans le rétro et fabriquent des petits bibelots nostalgiques. Tous parlent d’une ville qui n’est pas la leur. (Est-ce que ce sont les antiques métropoles européennes qui les inspirent ?) Raudie raconte de façon parlée-chantée des instants de vie à Paris tandis qu’Eterna et Amalcrossing ont mis dans un EP leur année passée ensemble à Londres. Tous deux ont partagé un appartement et cette cohabitation a donné lieu à Audi, EP de cinq titres sorti en 2021 sur le label unseelie.
Eterna est un producteur et DJ basé à Barcelone et Amal Guichard est française et dessinatrice. Il y a un contraste saisissant entre la dimension très contemporaine des visuels qu’elle signe sous le nom d’Amalcrossing, réminiscences dark des années 2000, et l’atmosphère de campagne anglaise brumeuse de la musique de leur duo. La couleur de leurs productions touche directement à mes cordes sensibles : le shoegaze, le post-rock qui n’en est pas tout à fait et toute la galaxie qui va de Hood à Bark Psychosis en passant par les totems des comptines mélancoliques au chant masculin-féminin, Yo La Tengo en tête. L’avantage, quand ce sont des musiciens électroniques qui s’adonnent à ces formes généralement très lo-fi, c’est que les textures sont autrement plus travaillées. Chez ces deux-là, cela renforce la proximité avec Hood et évoque directement l’album Cold House, dans lequel le groupe de Leeds explorait le lien entre pop dépouillée et IDM. Entre le petit punk léger de Everything Is My Fault et une ligne de drum’n’bass, il n’y a finalement qu’un voile ténu.
Le générique de True Blood
Dans Les Heures défuntes, Alice Butterlin écrit un chapitre sur Les Sims et sur l’émotion brutale que lui a procuré la réécoute du générique du jeu vidéo. « J’étais loin de m’imaginer que quinze ans plus tard, entendre ces quelques morceaux provoquerait en moi un sentiment de nostalgie intense, mêlée à la mélancolie d’un flux de souvenirs soudain débloqué. Cette musique en sommeil dans mon inconscient était comme une clé ouvrant une chambre de visions réprimées. Y pénétrer était vertigineux. »
J’ai ressenti exactement la même chose en tombant sur le générique de la série True Blood. C’est l’une des premières séries à laquelle j’ai été très attachée et j’associe la saison 1 à un souvenir d’extrême intensité romantique. J’ai eu envie de revoir à quoi ressemblait cet ancien rejeton de HBO, sorti en 2007. J’avais complètement oublié le générique. Le collage de plans hétéroclites lui donnait un côté arty qui laissait présager les normes de la décennie qui allait suivre. Il y avait déjà l’ambiance de bayou mystique, symboles et crimes inexpliqués, qui sera consacrée par True Detective quelques années plus tard. Mais surtout, j’ai été stupéfaite de l’émotion qui a déferlé à la vue de ces images. Le générique m’a projeté à la figure toutes les sensations de ma vie de lycéenne. J’ai revu la pièce dans laquelle je passais mes soirées, l’ordinateur familial sur lequel j’ai regardé des séries pour la première fois (The OC en n°1), sagement assise au bureau face à l’écran. Cette pièce dans laquelle je faisais les cent pas en attendant qu’on me réponde au téléphone pour savoir si j’allais sortir ce week-end-là.
La puissance de la nostalgie m’a stupéfaite. Il y a tellement de désir incrusté dans les premiers plans de ce générique. J’en étais folle, j’adorais la chanson de Jace Everett qui répète en boucle « I want to do bad things with you » et chaque image contient encore l’excitation que je ressentais à l’idée de me plonger dans un nouvel épisode. Au-delà, il conserve une trace du bouillonnement passionnel que provoquaient à l’époque mes plongées vers le cinéma, la musique ou les séries. Non seulement je suis choquée d’avoir accès, intacte comme un parfum gardé sous verre, à la charge émotionnelle de cette période de l’adolescence, mais la puissance de ce que véhicule ce générique ne correspond pas complètement au récit que je me fais de cette période. Ma mémoire en a lissé les aspérités et les ambivalences, gardant sa dimension morose comme note de tête. Je ne me souvenais pas que c’était aussi fort, et aussi coloré.
Par volonté peut-être de ne pas remuer ces eaux stagnantes et de garder le souvenir sous cloche, je n’ai pas regardé l’épisode 1 en entier.