À 16 ans, le bureau de la maison était mon lieu de retraite. Le soir, je sortais de table avant les autres, débarrassais mon assiette et partais m’enfermer dans la pièce qui hébergeait l’ordinateur familial. Je trainais sur des forums, lisais des blogs et téléchargeais de la musique. Je ne me souviens plus de l’année exacte où j’ai commencé à télécharger, probablement 2006 avec la naissance d’Emule. Le peer-to-peer a tout changé.
J’ai réalisé bien plus tard que certains de mes amis ont commencé à la même époque à discuter avec des gens sur Internet, à interagir sur des forums. Moi pas du tout. Mon rapport à Internet relevait de la réception pure, il ne me serait pas venu à l’idée de tenter de parler à qui que ce soit, de réagir à un topic ou de poster un commentaire. À cet âge-là, sur Internet comme dans la vie, je regarde, j’absorbe et, dans le doute, je la ferme.
L’autre déclencheur, c’est Tsugi. Magazine fondé par des anciens de Trax, orienté sur les musiques électroniques, première parution en 2007. Je lisais tous les articles avec ferveur et ceux-ci dessinaient un circuit complexe de galeries à explorer. Dans les chroniques de disques, c’est moins le sujet de l’article qui m’intéresse que les références qu’égrènent les journalistes. Quand ils comparent une sortie à un album culte, je note les noms qui reviennent systématiquement : Boards of Canada, Autechre, Aphex Twin. Autant commencer par là. C’était aussi l’époque du blog Fluokids, de la “new-rave”, des compilations Kitsuné Maison, des labels Ed Banger et Institubes. J’avalais tout et j’en faisais des compilations sur des CD gravés pour mes parents, les “Kitchen” volume 1 à 12, pour changer un peu de France Inter.
Au lycée, sur le plan amical, c’est toujours pas la grosse teuf. J’ai une grande amie heureusement. Son copain et ses amis, un peu plus âgés, m’apparaissent comme les seules personnes intéressantes de cet environnement. Ils écoutent du rap West Coast, du Crunk du Tennessee et dansent avec les épaules qui tressautent et des roulements de poignets (mouvements dont le clip de Crank Dat de Soulja Boy donne à voir une version radicalisée). C’est un monde qui s’ouvre à moi. CunninLynguists devient mon groupe de rap préféré, et certains albums, comme ceux de Lupe Fiasco ou de Pace Won & Mr Green, s’imbibent de souvenirs au point qu’ils me fendent le cœur si je les réécoute aujourd’hui. C’est à partir de là que j’ai commencé à nouer des relations autour d’un amour commun et complémentaire de la musique. Même dans un rapport mutuel, je me faisais à l’époque l’impression d’un vampire, m’imprégnant de tout ce que je pouvais tirer d’une personne, me nourrissant de ses goûts et de sa curiosité, me servant de ses obsessions pour alimenter les miennes.
Il y a les gens et il y a les lieux. Une salle de concert à Genève, de l’autre côté de la frontière, transforme le quotidien. L’Usine était mon phare. On n’y allait pas souvent, tous les deux mois peut-être, mais c’était à chaque fois une immense respiration. Lieu culte de la contre-culture genevoise, gros bâtiment carré calé au bord du Rhône, doté de deux salles de concerts, le Rez et le Zoo, chacune à son étage, d’un grand escalier dans le hall central, de tonneaux collants en guise de tables et de toute l’histoire des musiques souterraines inscrite dans les murs. Ça fait plus de 10 ans que je n’y suis pas allée.
Même quand le lieu est devenu familier, il restait entouré d’une mystique extraordinaire. Je ne sais pas pourquoi je me sentais si bien là-bas. J’avais 15 ans au début et, à cet âge comme à l’actuel, j’étais loin d’être un modèle de hardiesse nocturne. J’avais beau être super impressionnable, ça a toujours été un lieu de réconfort, d’excitation et d’extase. L’intensité me sortait d’un quotidien englué et interrompait l’impression de ronger mon frein. Tout était nouveau, inconnu et incertain, et en même temps régnait cette atmosphère de bonhommie qui caractérise les clubs suisses, dans lesquels les vigiles sont cordiaux et le cannabis bienvenu. On buvait peu, fumait beaucoup et rentrait trop tôt à mon goût.
La première fois, c’était un concert de Justice, en 2006. J’avais caché mon pyjama dans le jardin pour que mes parents ne se doutent pas que je rentrais au beau milieu de la nuit si jamais je me faisais attraper au retour (??) Sur le coup, impossible de pénétrer dans la maison à cause des clefs restées dans la porte. J’ai dû attendre que ma copine revienne me chercher en scooter, on était en décembre, je me les suis bien caillées dans mon pyjama.
Ensuite, il y a eu les soirées organisées par les mecs de TTC, alors que je développais un amour débile pour des groupes de rap de blancs, égrillards et complètement rincés (TTC donc mais aussi, ahem, Butter Bullets). Il y avait aussi les concerts de rap californien, solaire et flegmatique, comme Dilated People. Je développe un crush sur l’un des rappeurs, Evidence, qui m’ouvre au label Rhymesayers. Lors de ces soirées, je voyais mes copains porter soudainement d’immenses t-shirts blancs qui dépassaient des coudes et arrivaient aux genoux.
De mon côté, la période libère des extravagances vestimentaires. Comme je déteste tout mon lycée, les regards importent peu (ça ne durera pas) et ma garde-robe réunit un manteau imprimé Desigual, des baskets jaunes citron, des richelieux vernies beiges à bout pointu. Les soirées à l’Usine me donnent l’occasion de pousser le curseur un peu plus loin : jean baggy et chaussures à plateforme, pull tricolore fluo, jaune, rose et bleu, mini-robe sixties en satin noir cousue de nœuds en ruban gros grain. Le tout bien sûr avec la frange épaisse et les paupières noircies emblématiques de la fin des années 2000.
Et puis, il y a la danse. Si la house et la techno sont loin de mon univers, c’est quand même l’époque de la “minimale”. La deep-house allemande, le label Dial en tête, ne va pas tarder à percoler dans mon Ipod. Avec ma meilleure copine, on s’échappait parfois à Paris, squattant chez ma grand-mère qui nous laissait son appartement. On allait au Rex et chez Colette, au bois de Vincennes pour des soirées Border Community, label anglais de house cotonneuse et cérébrale, au Nouveau Casino pour voir Skream et Benga, jeunes figures d’un genre qui va me retourner le crâne : le dubstep.
Le genre était naissant, Skrillex encore loin, on parlait de UK garage / UK funky / two-step, avec toutes les subtilités illisibles que la classification peut supposer. J’avais pour la première fois l’impression d’assister à une évolution musicale en train de se faire. J’en étais folle. Je ne jurais que par les compilations “Box Of Dub” du label Soul Jazz, et Burial avait plus d’importance pour moi que n’importe quel artiste contemporain. À l’Usine, on avait droit aux soirées dub de l’établissement, les “Dubquake”. Mon premier rapport à la musique de club s’est construit là, sur les échos souterrains et les beats concassés et aquatiques des soirées dubstep de 2007-2008. L’expérience des syncopes, des rythmes ternaires et des sub-basses est suffisamment profonde pour laisser des traces sous la peau. Je dansais en me disant que c’était aussi moelleux que de rebondir sur des oreillers.
Malgré ces déflagrations, l’ennui n’était jamais loin. Le dub assourdi du sud de Londres répondait au crachin des hivers ruraux et à ma déprime qui se condensait sur les vitres de la Twingo. C’étaient des années à essayer de décrypter la notice des relations sociales sans y parvenir et à compenser autrement. C’était comme mettre de l’essence dans un moteur qui vrombit sans démarrer, comme tenter des figures de skate sur un parking de Super U, se rétamer à chaque fois et recommencer. La musique devenait le miroir et le baume des grands huit émotionnels de l’approche de la majorité. Elle accompagnait les joints fumés sur le toit et faisait ensuite tourbillonner le lit sur lequel je ne dormais pas. La perception se jouait à l’échelle moléculaire, comme si sous l’effet des mélodies, toutes mes cellules s’enflammaient de concert.
Ça va être long deux semaines !